Bert de Rycker, un zeste de folie dans les Alpes valaisannes

L’Anversois est la Découverte de l’année du Gault & Millau, avec sa cuisine exubérante, malicieuse et volontiers audacieuse au pays de la raclette.

Agé de 36 ans et installé en Valais depuis fin 2016, Bert de Rycker est un Anversois bourré d’humour issu de l’Ecole hôtelière d’Anvers. (DR)

Un dessert chocolat betterave? Il a osé. Un filet de féra fumé moelleux, alliant le saké, le citron confit et le caviar? Là aussi, il a osé, au risque de surprendre, voire de déplaire à une clientèle pas toujours encline à s’aventurer au-delà des plans raclettes. Comme il n’hésite pas à faire défiler des amuse-bouche en forme de clin d’œil – invitation tourbillonnante à entrer dans son univers et sa cuisine. Par exemple? Une bille de chèvre frais au croustillant de maïs, une mini-gougère de fromage d’alpage, une quenelle de boudin à la courge confite. Lui c’est Bert de Rycker, joliment surnommé l’«Anversois bondissant» par le critique gastronomique Gilles Pudlowski, récemment élu Découverte de l’année par le guide Gault & Millau.

Convives limités à 25

Au piano du Rawyl depuis fin 2016, dans un décor réinventé, Bert se livre à une étincelante démonstration bistronomico-chic – d’autant plus convaincante qu’il n’a qu’un seul complice en cuisine, limitant volontairement le nombre des convives à 25.

Le décor, disions-nous. Un chalet haut perché à Randogne (VS), sur la route grimpant de Sierre à Crans, sapin clair et vaste dégagement vers le haut, baies vitrées pour une vue plongeante sur la vallée. Le bistrot villageois d’alors a gardé quelques photos noir-blanc et de vieilles lattes de bois pour la touche de nostalgie vintage, tout le reste a été repensé à l’image des assiettes – on a notamment accroché un lustre surréaliste, façonné sur mesure avec des bois de cerfs géants, rhabillé les murs d’une touche vert toundra scandinave: «Quand mon décorateur m’a proposé de mettre du vert foncé, j’ai eu très peur, sourit malicieusement le barbu balèze à l’œil bleu. On a fait des essais en 3D et ça fonctionne très bien.» On confirme. Après les rideaux de velours dans les mêmes tons, la prochaine étape consistera à rhabiller les chaises. 

Ces dernières années, le Rawyl avait changé souvent d’équipe; difficile dès lors de «faire en sorte que les gens vous accordent à nouveau leur confiance». A son arrivée, fin 2016, Bert de Rycker a donc commencé par faire simple, une cuisine tout ce qu’il y a de rassurant, proposant même les steaks frites que les gens voulaient trouver à la carte. Avant de se laisser aller peu à peu à sa vraie nature et à son envie de surprendre.

Mais qui est cet Anversois bourré d’humour, aussi tatoué que l’est désormais la tribu globalisée des chefs? A 36 ans, né dans une famille qui ne compte plus les cuisiniers et les poissonniers, il est issu de l’Ecole hôtelière d’Anvers – «un cursus qui vous oblige à passer partout, du service à la pâtisserie». Avant de parfaire sa formation dans plusieurs adresses prestigieuses. Chez le double étoilé anversois Marc Paesbrugghe (Sir Anthony Van Dyck) puis en France, à La Tour d’Argent, et chez Lenôtre. Parmi ses rencontres marquantes, il cite André Terrail, patron de la Tour d’Argent, pour «son humilité folle, avec ses quelque 400 salariés en cuisine», mais aussi Thierry Marx, qu’il dit «cool, remarquablement zen et à la fois très avant-gardiste. C’était la première fois que je voyais une tomate en dessert, des spaghettis de ris de veau ou du cabillaud au cacao cuit dans l’argile». 

Les pieds sur terre

Débarquant en Suisse en 2010, «par amour, bien sûr», il commence au Panorama, à Mollens (VD), un simple bistro villageois. Il lui alors arrive de boire un verre au Rawyl avec  les copains; c’est comme ça qu’il découvre son futur repaire. Entre-temps, les gens du coin ont pu faire sa connaissance au Café Cher-Mignon, qui lui vaut de faire son entrée au Gault & Millau. Le guide lui a attribué la note de 15/20 dans son édition 2019 et le titre de Découverte de l’année.

A propos de cette jolie promotion, Bert dit ne pas avoir encore pleinement réalisé et s’étonner que les gens viennent désormais de Fribourg, Berne ou Neuchâtel pour manger sa cuisine. «Bon, on va pas s’envoler pour autant», nuance-t-il, les pieds bien sur terre, conscient que la frénésie actuelle ne sera pas longtemps tenable avec de si petits effectifs. «Il faut être un peu fou pour faire ce métier», dit-il. Quand il précise qu’ils sont deux en cuisine, on convient qu’il faut VRAIMENT être fou pour réaliser une telle performance.

Il y a une grande générosité dans ces assiettes, une opulence quasi baroque parfois et on y sent l’humour de l’homme, avec son look de marin flamand. La difficulté étant ici de concilier le terroir local et ses propres racines, son vécu culinaire et la demande du lieu, entre touristes, skieurs et indigènes.

Sa bistronomie pleine d’allant est ainsi volontiers tournée vers le répertoire local, beurre et fromages des alpages voisins, pain au levain maison; au printemps, Bert ira sélectionner lui-même les agneaux qui broutent à deux pas. Quand il n’y plus de gibier de la région, et hélas, ça arrive vite, on se tourne vers l’Autriche; et il a découvert avec bonheur les huiles de Sévery ou les agrumes de Niels Rodin – même nuance à propos des quantités confidentielles. Cela dit, notre chef préfère à bon droit la sole à la perche d’élevage locale et n’entend pas se priver de révérer l’aile de raie et le cabillaud à sa façon, de proposer, parmi ses standards, un biscuit de St-Jacques particulièrement léger, aérien, manière de bavarois spongieux au goût concentré de coquillage.

D’ailleurs, il entend bien – et ce n’est pas gagné – faire manger du poisson aux Valaisans. Quitte à ramer parfois contre les traditions locales et les habitudes bien ancrées. Pourquoi diable ferait-il des spetzlis avec le gibier? Et pourquoi pas des burgers, pendant qu’on y est? «La notion d’expérience manque encore ici», constate celui qui entend pratiquer une cuisine «vive, jeune, tout en gardant des bases classiques»

Bert de Rycker dit avoir «ici une grande liberté: je fais ma cuisine, exactement ce que je veux». Convaincu que le changement peut se faire, il ose donc son style, quitte à avancer parfois couvert. Oui, il adore la betterave – «quel autre légume concentre aussi bien des goûts de sucre et de terre?» – et le lierre terrestre, aime parsemer ses plats de pousses multicolores et admire profondément Emmanuel Renaut (Flocon de Sel, Megève), chez qui il va chaque année. Et sinon, parmi ses must, il faut aussi citer son foie gras aux neuf épices, plat né par accident mais désormais culte, et le registre des desserts et mignardises. Il y a là un clin d’œil aux gaufres de ses origines, revisitées, des pâtes de fruits à tomber (litchi-fleur d’oranger ou violette hibiscus) et quelques chocolats flamboyants qui rappellent qu’il est aussi le digne concitoyen du génial Dominique Persoone. Par exemple? Yaourt passion ou betterave-cassis, tiens donc.

(Véronique Zbinden)