Comment Nasser Jeffane a découvert et nourri sa passion pour la cuisine

Chef du Café Calla au Mandarin Oriental, le Marocain de 32 ans est une valeur montante de la gastronomie. Retour sur un parcours dont la réussite s’explique par un stakhanovisme qu’il assume et revendique.

  • Le couscous au poulet tel qu’il est proposé par le chef du Café Calla Nasser Jeffane au restaurant éphémère Ryad at Mandarin Oriental, un plat réparti en trois contenants pour rappeler le nombre des cuissons. (DR)
  • Conçu comme un restaurant éphémère installé au Café Calla, Le Ryad at Mandarin Oriental propose jusqu’au 22 septembre à Genève des spécialités orientales revisitées par le chef Nasser Jeffane. (DR)

La vocation des chefs remonte souvent à l’enfance, quand ils sont initiés à la cuisine par une mère, un père ou un grand-parent. Né à Rabat, capitale du Maroc, Nasser Jeffane échappe à la règle. Il ne fait en effet pas partie de ces cuisiniers dont les premiers pas dans le métier ont été guidés par un proche. «Enfant, je rêvais de monter sur les planches ou d’entrer dans la marine, pas de devenir cuisinier, une profession que peu d’hommes embrassent d’ordinaire dans mon pays natal», lance le trentenaire, chef de cuisine du Café Calla au Mandarin Oriental.

Un professeur bienveillant

Scolarisé dès l’âge de 14 ans à Paris, où il vit chez une tante à Mantesla- Jolie, Nasser doit toutefois vite déchanter. Les cours d’art dramatique coûtent cher et la filière maritime qu’il lorgne est à Nantes; il doit tirer un trait sur ses rêves d’adolescent. Le voilà donc inscrit – à son insu – au Lycée des métiers de l’hôtellerie Camille Claudel à Mantes-la-Ville. S’il a alors l’impression que son monde s’écroule, il revoit rapidement son jugement. M. Salomon, son professeur piednoir originaire de Casablanca, le prend sous son aile, voyant qu’il maîtrise encore mal le français. «Je suis devenu son protégé, et il m’a transmis sa passion. Trois mois plus tard, je consacrais tout mon argent de poche à l’achat de livres de cuisine.»

Bien que tardive, sa vocation le pousse à se surpasser. Nasser passe successivement son CAP, son BEP et son BP. Puis, à la suite de sa mention complémentaire traiteur, il travaille six mois chez Cyril Lignac et postule avec les trois autres meilleurs élèves de son école chez Lenôtre. Seul à être engagé, il intègre le laboratoire de production qui ravitaille les 19 boutiques de Paris et le Stade de France, et où oeuvrent 11 Meilleurs Ouvriers de France. C’est là qu’il pose les bases de ses futurs succès. D’une part, lorsqu’il exprime le désir de travailler au Pré Catelan Lenôtre (3 étoiles Michelin) aux côtés de Frédéric Anton, et, d’autre part, quand il propose bénévolement ses services à un collègue qui prépare un concours.

«Renaud Carvaret travaillait sur un turbo, et, à ce moment-là, je me suis dit que je serais bien incapable de réaliser une telle pièce. Dans l’idée de parfaire mon apprentissage, j’ai été son commis pendant trois jours de 6 h à 14 h, avant de travailler à mon poste de 14 h 30 à 23 h. Le lundi, il est revenu Compagnon du Tour de France des Devoirs Unis et, en guise de remerciement, il m’a dit de lui donner une lettre de motivation.»

Une chambre face au Louvre

Nasser la rédige mais l’oublie bien vite, car il est nommé peu après demi-chef de partie au Violon d’Ingres (2 étoiles Michelin). Ce pourrait être une bonne nouvelle s’il n’y avait pas la question du logement: où vivre dans Paris quand on termine son service à 1 h le matin? Il est hebergé par une cousine, qui, jeune mariée, vient d’accoucher de son premier enfant, d’où le caractère provisoire de leur arrangement. La situation se complique quand il est engagé par Frédéric Anton comme demi-chef de partie au Pré Catelan Lenôtre. Va-t-il pouvoir honorer le contrat? «Mon salaire ne me permettait pas de trouver un appartement et les horaires m’empêchaient de retourner à Mantes-la-Jolie.» Du coup, il se laisse une semaine pour décider s’il doit accepter ou non la proposition. Le hasard veut qu’il reçoive au même moment un courrier des Compagnons du Tour de France des Devoirs Unis: il est attendu 45, rue Berger, face au Louvre, pour un entretien pour lequel «une tenue correcte» est exigée. Nasser s’y rend sans savoir trop quoi penser, et, quand on lui demande pourquoi il a postulé, il répond avec une naïveté qui fait mouche, expliquant qu’on lui a dit que «c’était l’école de la vie…». Il est admis comme postulant, et, juste avant qu’il ne s’en aille, on lui demande s’il cherche une chambre – il y en une à l’étage, lui dit-on. Il s’installe donc rue Berger, où il vivra durant quatre ans et demi.

Tandis qu’il passe de postulant à sociétaire puis à aspirant, Nasser enchaîne les expériences professionnelles (Pré Catelan Lenôtre, Lutetia, etc.) et les concours, jusqu’à ce que sa route croise celle de Thierry Marx. «J’avais postulé au Sur Mesure comme chef de partie, mais, lors de l’entretien, il m’a proposé un poste de demi-chef de partie, de surcroît à la brasserie. J’étais déçu, mais j’ai tout de même accepté. Puis le chef s’est étonné que mon C.V. indique l’adresse de la rue Berger et surtout que je n’aie pas commencé par lui dire que j’étais aspirant. Lui qui avait logé dans la même chambre que moi 15 ans auparavant, il m’a engagé sur-le-champ comme chef de partie.»

Nasser découvre alors un environnement ultraconcurrentiel, où cohabitent une cinquantaine de cuisiniers, dont seule une poignée – presqu’exclusivement japonais – fait partie de la garde rapprochée de Thierry Marx. Comment dès lors gravir les échelons? «J’ai opté pour la même tactique que chez Lenôtre, j’ai mis les bouchées doubles!» En plus de ses horaires de 7 h à 15 h à la brasserie, il offre ses services pour participer bénévolement, de 15 h à minuit, à l’aventure du restaurant Sur Mesure au Mandarin Oriental, dont les équipes en rôdage s’essouflent. Thierry Marx accepte en se disant qu’il ne résistera pas plus de deux jours à ce rythme; Nasser tient un mois et intègre la brigade.

Les quatre années et demi qui suivent lui permettent de gagner la confiance du chef, dont il sera au final le second au Sur Mesure. «A la suite d’un banquet au Grand Palais, il m’a proposé de rejoindre l’équipe japonaise chargée d’imaginer des plats pour la carte. Ils lui faisaient une proposition par semaine, moi une tous les jours, et souvent mes idées étaient validées. Il m’a donné la chance de m’exprimer, et, grâce à lui, j’ai cuisiné aux quatre coins du monde.» Sa venue à Genève lui a permis de décrocher son premier poste de chef. Et, en prévision de son travail d’aspirant prévu en novembre, il a choisi un turbo. «Pour me prouver qu’après 12 ans, je peux le faire.»

(Patrick Claudet)