«Ce métier, c’est un peu comme apprendre la guitare»

Esteban Valle orchestre l’accueil au Domaine de Châteauvieux depuis 28 ans et vient de se voir distingué, par les Grandes Tables du Monde, du Prix Mauviel 1830.

Félicitations pour votre titre de meilleur directeur de salle (Prix Mauviel 1830), une distinction prestigieuse à laquelle s’en ajoute une autre, reçue récemment  en Suisse. Racontez-nous…
Ce prix était décerné pour la onzième fois, dans le cadre de l’assemblée des Grandes Tables du Monde, dont Châteauvieux fait partie depuis toujours. C’était le 6 février dernier à Paris, dans le décor magnifique du Musée d’Art moderne et trois autres distinctions ont été attribuées (meilleur pâtissier, meilleur sommelier, meilleur restaurateur). C’est un titre honorifique prestigieux que Louis Villeneuve est le premier Suisse à avoir reçu, à sa deuxième édition. Et, en octobre 2023, j’ai aussi reçu le titre de meilleur hôte de l’année, décerné par Gault & Millau Suisse.

Esteban Valle considère son métier comme «un sport d’élite, un marathon, qui demande une discipline pour durer». (grandes tables du monde)

La cuisine a tendance à éclip-ser le rôle de la salle depuis quelques années. Votre sentiment à ce propos?
Les techniques du service sont un peu délaissées, invisibilisées au profit des chefs, qui veulent mettre en avant leur signature. La cuisine est devenue plus spectaculaire et plus médiatisée, attire des jeunes et du public. Les chefs ont réussi à donner une visibilité au restaurant: on en parle comme d’un métier noble et à la fois, cela nourrit certaines illusions. On voit arriver des jeunes avec des rêves de création, avant de savoir éplucher une patate.

Comment faire pour inverser la tendance?
Il faut revenir sur le devant de la scène: repasser une nappe ou disposer un bouquet de fleurs, ça n’intéresse pas grand-monde, contrairement au côté artistique et technique. Quand la gestuelle est belle, rapide, précise, cela devient un art.

C’est pourquoi vous vous engagez à fond?
Mon livre paru en 2014 m’a fait connaître et sortir du restaurant. J’avais toujours fait les flambages et les découpes, mais personne ne connaissait mon travail, en dehors de la région. Cela m’a permis de le faire connaître en France, en Italie, en Espagne, et de m’exprimer hors de mon lieu de travail, grâce aux réseaux sociaux et aux vidéos que je fais pour mettre en avant les techniques sur ma page (theheadwaiter.com).

Vous venez d’une famille de restaurateurs, ce qui n’est pas forcément propre à susciter des vocations?
Je suis né à Malaga dans une fratrie de six garçons, avec un père pêcheur et une mère cheffe et entrepreneuse. J’ai grandi à Marseille jusqu’à mes huit ans, avant de revenir en Andalousie, où la famille a ouvert et tenu successivement sept établissements (restaurants de coquillages, brasseries). On sortait de l’école et on venait donner un coup de main, laver les verres, nettoyer les coquillages et les anchois, pendant que les copains s’amusaient. Pendant longtemps, c’est vrai, j’ai eu envie de fuir ce métier. C’est à Londres, où j’ai vécu cinq ans, que j’ai eu le déclic. Je ne venais pas du monde du luxe et j’ai longtemps pensé que ce n’était pas pour moi. Je craignais le côté guindé, élitiste. Chez nous, en Espagne, on avait l’habitude de courir après les mauvais payeurs et moi qui étais timide, je me faisais violence. Au Méridien, à Londres, j’ai découvert pour la première fois un joli service; on était habillés en queue de pie et le plat du jour se servait à la découpe, avec beaucoup de pièces entières. J’y ai beaucoup appris, tout en faisant un nouveau diplôme hôtelier.

Ce sont deux visions très différentes du métier.
Oui, à mes débuts à Londres, j’ai connu les petits jobs au noir, avec les immigrés russes, polonais, brésiliens; on devait se cacher quand débarquaient les inspecteurs du Home Office. Régularisé quand l’Espagne a intégré l’Europe, j’ai eu la chance d’être engagé au Méridien et, bientôt, à sa table gastronomique. J’y ai découvert un autre tempo, moins d’urgence et plus de polyvalence, la nécessité d’approfondir. Ce métier, c’est un peu comme apprendre la guitare: ça commence par faire mal aux mains, puis la vocation vient avec le temps, quand tu commences à connaître les techniques et le tempo; et puis, la clientèle avec qui tu noues des contacts. 

(Véronique Zbinden)


Bio express

Né à Malaga, Esteban Valle débute sa carrière à Londres. Il entre en 1995 au Domaine de Châteauvieux, à Satigny (GE), comme jeune commis de salle, puis devient chef de rang un an plus tard, avant d’être maître d’hôtel, directeur et, voici 15 ans, associé, au même moment que le chef de cuisine Damien Coche.