«Cuisiner me manque, mais l’avenir de la maison prime»

Michel Troisgros et sa famille sont au cœur d’un documentaire hors normes qui décrit le moment précis où s’amorce le passage d’une génération à l’autre. Interview.

Frederick Wiseman raconte qu’il est venu au restaurant Bois sans feuilles durant l’été 2020 et qu’à la fin du repas il a spontanément proposé à votre fils César de consacrer un documentaire à votre institution familiale. Avez-vous été surpris?
Ce n’était pas prémédité du tout, puisque c’est l’expérience du repas et de la maison qui a donné envie à Frederick Wiseman de consacrer un documentaire au thème de la gastronomie, qu’il n’avait jamais abordé. Ce jour-là, je ne suis pas là, c’est César qui le rencontre. Il nous dit avoir fait la connaissance d’un homme très particulier, au physique original, avec une allure de diablotin, des yeux rieurs, intelligents, et un regard d’enfant malgré ses 92 ans. Son profil atypique nous encourage à nous renseigner sur lui et là on réalise qu’on est face à une personnalité incroyable. On en parle plusieurs fois en famille et on reçoit très vite de sa part un courrier de motivation, rédigé dans un français excellent.

Que dit-il?
Il dit vouloir procéder simplement. Son objectif, c’est de poser sa caméra et de prendre le son, mais en ayant accès à tous les espaces, y compris la salle du restaurant, avec l’accord bien sûr des clients. De plus, il veut avoir la possibilité de rester un maximum de temps pour filmer un maximum d’images, sans toutefois jamais nous embarrasser. Nous acceptons et le tournage a lieu au printemps 2022, une fois les restrictions liées à la pandémie entièrement levées.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez lui?
Sa passion profonde pour l’image, l’être humain et son fonctionnement, la manière dont l’homme fait société. Et sa fascination pour l’imaginaire, la création, la beauté. Tout cela le tient dans une vitalité, une fraîcheur extraordinaires.

A l’inverse des émissions de cuisine qui abusent des effets de montage et de l’usage de la musique, le film de Wiseman – articulé autour de plans fixes et de plans-séquences sans autre illustration sonore que le son direct – semble donner accès à la quintessence de votre métier. Est-ce l’avis d’un néophyte ou le partagez-vous?
Je le partage totalement, c’est si proche de la vérité. La caméra, quand elle est placée au bon endroit, au bon moment, avec la bonne lumière, a cette capacité d’isoler ce que l’œil ne voit plus, accaparé qu’il est par les sollicitations visuelles incessantes. Avec un plan serré sur une assiette, un geste ou une main, Wiseman nous révèle ce qu’on fait par automatisme, de manière certes réfléchie mais sans y prêter plus attention. On est là au cœur du métier.

Il y a l’assiette et le geste, mais aussi vous et tous les autres. Comment réagit-on quand on se voit à l’écran pendant les quatre heures que dure le film?
C’est très difficile. Wiseman me renvoie mon image telle que je n’aime pas la voir, et ma voix telle que je n’aime pas l’entendre. Et c’est pareil pour mon épouse, Marie-Pierre, et mes fils, César et Léo. Quand on a tous découvert les images lors d’une projection privée, il y avait des commentaires et des cris dans la salle; tout le monde était horrifié en se voyant et en s’entendant. Le film, à ce stade, n’était pas encore totalement abouti, Wiseman pouvait encore en modifier le montage; je lui ai demandé de supprimer la scène où  il est longuement question des rognons aux fruits de la passion.

Ce passage où vous dites qu’il manque une molécule au plat?
Oui, ce moment où je tente de communiquer mon ressenti à César et mon maître d’hôtel. A cet instant-là, je ne sais pas ce qu’il faut faire, je tourne en rond, c’est pénible pour tout le monde. Mais c’est justement ce qui intéresse Wiseman au plus haut point. La séquence dure 20 minutes, durant lesquelles la discussion piétine, et, avec le recul, je me suis rendu compte que c’est ainsi que nous, les cuisiniers, fonctionnons; nous n’avons pas d’autre choix que de passer par ces hésitations, aussi désagréables soient-elles pour soi et pour les autres.


«Le chef qui m’a le plus influencé est Frédy Girardet»


Au final, Wiseman garde le plan-séquence et en place un autre, tout aussi long, au tout début du film, durant lequel vous dites à l’un de vos fils qu’il y a trop d’éléments dans son plat d’asperges aux amandes. La cuisine, une affaire de juste dosage?
Quand Léo m’énumère les ingrédients qui composent l’assiette et la sauce, j’ai immédiatement l’impression d’être saturé. Mon message, à ce moment-là, c’est de l’encourager aussi délicatement que possible à en faire moins. J’y vois la preuve que je suis un héritier de Frédy Girardet, toujours en quête de l’équilibre parfait. Il est le chef qui m’a le plus influencé dans ma façon de cuisiner.

Cette discussion à trois qui ouvre le film, est-ce une tradition familiale que vous perpétuez à votre manière?
Oui, je partageais déjà ce rituel avec mon papa. Il  était dans la remise en question permanente, la quête perpétuelle de nouveautés, et il m’associait à sa démarche. La seule différence, c’est que j’étais seul avec lui; mon frère était parti au Brésil.

La beauté du film, c’est qu’il capture l’instant précis où la maison Troisgros amorce une transition générationnelle.
Depuis le tournage du documentaire, César est devenu autonome, c’est lui le seul maître à bord à Ouches. Je ne vois pas toujours les choses comme lui mais c’est normal; je suis passé par les mêmes étapes avec mon père, ­qui, à un moment, m’a laissé faire. De son côté, Léo s’est émancipé à la Colline du Colombier, dont nous lui avons cédé le fonds de commerce.

Et vous, dans tout ça?
J’ai toujours ma veste de cuisinier, je continue de rentrer dans la maison par la cuisine et je connais chacun des employés par son prénom. Mais je ne participe plus à la création des plats, et, si je suis en cuisine, c’est par plaisir personnel, et non parce qu’ils ont besoin de moi.

Depuis le tournage, César Troisgros (à g.) a repris la table 3 étoiles à Ouches. (xenix)

Comment vivez-vous ce nouveau chapitre?
C’est une fierté de voir César perpétuer la maison, et Léo prolonger l’aventure de la Colline du Colombier. Pour ce qui est de ma place au Bois sans feuilles, je dirais que j’ai du mal mais que je me soigne (rires). Cela me manque, en effet, mais l’enjeu dépasse mon simple cas personnel. L’avenir de la maison compte davantage.

En 2017, vous avez déménagé le trois-étoiles de Roanne à Ouches. Qu’est-ce qui vous a motivé à quitter la maison où vous êtes né, et qui a été occupée pendant plus de 80 ans par votre famille?
A Roanne, nous étions contraints à la fois par l’espace et les propriétaires. La décision de changer de lieu n’a donc pas été prise sur un coup de tête. Intuitivement, nous sentions qu’il y avait là la promesse, non pas d’une renaissance car nous avons toujours donné là-bas le meilleur de nous-mêmes, mais d’une nouvelle vitalité, ce qui s’est révélé exact. C’était aussi une façon d’associer nos enfants à une grande aventure entrepreneuriale, menée avec l’architecte Patrick Bouchain.

Sous l’impulsion de Marie-Pierre et Michel Troisgros, la maison familiale s’est développée en France et au Japon. (Felix Ledru)

Dans une discussion avec un client qui intervient au bout de presque quatre heures de film, et qui en scelle quelque part le message, vous dites que votre installation à Ouches a été «comme une lumière».
A Roanne, j’avais le sentiment de marcher dans les pas de mon père et de mon oncle. Parfois, je cuisinais en les imaginant à mes côtés. Le déménagement m’a libéré de tout cela; je ne l’avais pas du tout prévu.

(Patrick Claudet)


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