La jeune cheffe Kseniia Amber est arrivée en juin d’Odessa et exerce désormais ses talents à Château-d’Œx, à l’enseigne de l’Ermitage.
Elle était une des étoiles montantes de la jeune cuisine ukrainienne, au nombre des rares femmes cheffes au talent reconnu, à l’enseigne de Slow Piggy et de deux autres établissements d’Odessa, à la tête d’une centaine de collaborateurs. Obligée de fermer suite aux bombardements répétés des troupes russes, la jeune femme s’est laissé convaincre, à l’invitation du Festival Madrid Fusion, de quitter son pays. Désormais installée en Suisse, Kseniia Amber, regard clair et déterminé sous une chevelure rousse flamboyante, évoque volontiers Odessa et les charmes métissés de la mer Noire, les débuts d’une guerre à laquelle personne ne voulait croire et le quotidien de ses habitants.
On la rencontre après le service de midi, à l’heure de la pause à l’Ermitage de Château-d’Œx: la jeune Ukrainienne en a récemment repris le piano. C’est un vaste chalet de bois clair posé en pleine nature, entièrement rafraîchi et meublé avec goût; la nouvelle propriétaire Sophie Labarraque a transformé l’ancien hôtel en maison d’hôtes aux multiples activités culturelles.
Arrivée d’Odessa au début de l’été, Kseniia Amber était à l’origine de Frebule, restaurant gastronomique ambitieux dans une ville plus habituée aux burgers, aux sushis et aux pizzas. Elle a ensuite ouvert Slow Piggy, vaste local dédié notamment à la viande et aux grillades, porté par un succès fulgurant et successivement un deuxième établissement selon le même concept. «Fermé définitivement», affiche désormais la page de Slow Piggy. «Nous avons dû nous résoudre à arrêter: les bombardements devenus quotidiens, ce n’était plus possible. J’ai vidé la chambre froide, donné tous les produits qui restaient. Et je me suis mise à cuisiner de chez moi, avec ma mère, pour nourrir ceux qui en ont besoin, personnes âgées et déplacés.» World Central Kitchen (WCK) – l’ONG du chef et entrepreneur José Andrés qui intervient lors de conflits et catastrophes naturelles – est arrivée sur place quelques jours après le début de la guerre. Kseniia collabore avec l’ONG.
Quand la guerre a éclaté – «personne n’y croyait» –, elle était à Kiev pour enseigner les bases de la cuisine française à un groupe d’étudiants d’une école hôtelière. «Mon beau-frère nous a téléphoné à cinq heures du matin pour nous prévenir. Nous avons sauté dans la voiture, mon mari et ma sous-cheffe et là, c’était l’apocalypse: douze heures d’une route très éprouvante pour regagner Odessa, alors qu’il en faut trois ou quatre en temps normal.»
Depuis, le quotidien est entrecoupé par l’alternance du silence et des sirènes. «Ma grand-mère a survécu aux pogroms et à l’holocauste et, pour elle, c’est particulièrement dur de revivre tout ça», raconte la jeune femme. A la suite de l’invitation du festival Madrid Fusion, après beaucoup d’hésitations, Kseniia se laisse convaincre de quitter Odessa pour porter témoignage et aider les siens. Elle participe dès lors à plusieurs festivals et dîners de gala pour récolter des fonds pour WCK. Madrid. Tenerife. Milan, San Sebastian, Turin, l’Eurovision et Slow Food. A Paris, une amie commune, la cantatrice franco-ukrainienne Ouliana Tchaikovsky lui fait rencontrer Sophie Labarraque. Qui l’invite en Suisse. «Nous sommes allées nous promener en forêt et un même lien à la nature nous a réunies, au-delà de notre amour commun de l’opéra, et j’ai senti l’incroyable énergie positive que dégage Kseniia», note Sophie.
La nature généreuse du Pays-d’Enhaut est au cœur de leur projet: le potager créé pendant la pandémie, les herbes sauvages et champignons cueillis dans les bois, à quelques pas, les maraîchers locaux. La cuisine se devait de résonner avec le décor; Kseniia a réussi à apprendre très vite le terroir et à transposer au Pays-d’Enhaut la Comfort Food qu’elle signait en Ukraine: produits et élevages ultralocaux, potager, cueillette, champignons, selon la vision éthique et zéro déchet du mouvement Slow Food, dont elle fait partie depuis ses débuts.
«Ma grand-mère est une des personnes les plus importantes de ma vie, avec qui je cuisine depuis toujours. Elle m’a appris à faire les raviolis farcis, les gâteaux traditionnels ou le bortsch blanc, qu’on prépare à Odessa avec du poisson au lieu du porc, des champignons, du chou et de la betterave, qu’on accompagne de pain à l’ail et d’un shot de vodka glacée», explique Kseniia.
La cuisine ukrainienne recourt beaucoup à la lacto-fermentation pour conserver légumes, fruits et baies, herbes et fleurs sauvage. «Odessa est une ville fascinante, multiculturelle, qui intègre les héritages des communautés grecque, italienne, turque ou vietnamienne, une forte communauté juive et les influences du Proche-Orient. Ma cuisine se nourrit de tout cela, avec des plats qui parlent de réconfort et d’enfance.»
Née en 1983 dans une famille aux origines juives, Kseniia se forme dès 2008 au Culinary Institute of America, New York, après une école d’art et une première expérience de céramiste. Là-dessus, elle éprouve un vrai coup de foudre pour la Louisiane, la musique et la cuisine cajuns, cette profusion d’épices, d’écrevisses, grenouilles, poissons, de charcuteries et boudins incroyables, auprès de parents à Williamsburg.
A l’Ermitage, aujourd’hui, ses assiettes sont généreuses, métissées de Proche-Orient et d’Occident, pleines de couleurs: baba ganoush parfaite avec son léger goût de fumé, tartare de légumes crus et fermentés, labneh maison, dukkah, figues, ou rillettes de canard et brioche, vitello tonnato damounais… Membre de l’Alliance des Chefs de Slow Food, elle y ajoute une véritable éthique, un respect des produits, quels qu’ils soient, et le refus de tout gaspillage. «Le porc est un animal central de nos traditions et on en mange chaque pièce, pas question de gâcher quoi que ce soit.»
Directe et énergique – «mes collaborateurs me surnomment Miss Gordon Ramsey» –, Kseniia a besoin de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les casseroles. Elle a ainsi suivi les cours en ligne de Harold Mc Gee, un des chimistes experts de la gastronomie moléculaire pour mieux comprendre comment réussir des frites croustillantes et quelles réactions sont à l’œuvre dans la peau de l’aubergine fumée.
Heureuse de son succès récent, «dans un métier où les femmes cheffes sont encore trop rares», elle poursuit sa voie aujourd’hui loin des siens et dans l’attente de les retrouver, en aidant à sa manière. «J’ai eu la chance de faire cette formation coûteuse aux Etats-Unis et j’aimerais partager ce savoir.»
(Véronique Zbinden)