Fin 2024, le phare de la New Nordic Cuisine, élu cinq fois meilleur restaurant du monde et triplement étoilé, opérera une nouvelle mue.
C’était dans l’air et sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois, Rene Redzepi l’a confirmé le 9 janvier: «L’hiver 2024 sera la dernière saison du Noma tel que nous le connaissons. Nous entamons un nouveau chapitre avec Noma 3.0». A l’emplacement actuel de Christiania, au restaurant le plus couru de la planète succèdera un laboratoire géant, un centre dédié entièrement à l’innovation et à la recherche, à l’invention de nouvelles saveurs; la plateforme actuelle de vente en ligne sera elle aussi développée et des pop-up auront lieu occasionnellement – le prochain à Kyoto ce printemps. «Il s’agit d’évoluer pour survivre, notre modèle n’étant pas viable ni économiquement, ni humainement»,
explique notamment le chef et entrepreneur danois.
Ce n’est pas la première métamorphose du Noma (l’acronyme danois de Nordisk Mad, autrement dit nourriture nordique), plutôt un nouveau virage comme en a amorcé beaucoup ce lieu singulier depuis sa naissance en 2003 dans le port de Copenhague. Souvenez-vous. Tout a commencé dans un ancien entrepôt aux murs rongés par le sel, du côté de Strandgade. Le Danemark était alors un no man’s land culinaire, une terre vierge de culture gastronomique, nourrie de protestantisme et de smorrebrod. Un décor sobre avait surgi, avec son ouverture immense vers le ciel, quelques chaises couvertes de peaux de mouton, une petite équipe jeune, passionnée, cool et ultratatouée qui sortait de sa cuisine pour assurer elle-même le service, faute de personnel.
Une crevette vivante, quintessence de saveurs marines, à avaler avec quelques pousses acidulées. Des parfums d’herbes sauvages, de cèpes et de lichens, de selves du grand Nord: pêche, chasse, cueillette, fumage et fermentation, comme un retour en enfance et aux origines, au plaisir enfantin de dévorer à mains nues. Ni corps gras, ni sauces, ni propos alambiqué… Mais une expérience, oui. Une cuisine brute et vivante, accompagnée de vins nature bien avant leur vogue. L’amorce d’une esthétique révolutionnaire qui survenait après les outrances, parfois, de la cuisine espagnole, prenait le contre-pied de la technique et des espumas omniprésentes. Un modèle voué à redessiner l’atlas gastronomique mondial, donner une fierté à des régions vierges de tradition culinaire, faire surgir de nouvelles pousses un peu partout dans le monde.
Fin 2016, le Noma ferme ses portes, après avoir obtenu tout ce que la planète Food compte de distinctions. Première mue pour se réinventer grâce aux voyages et à la faveur de plusieurs pop-up. A Christiania, «ville libre» dans la capitale danoise, une ferme urbaine s’ajoute au resto sur 6000 m2, aux serres, aux labos de cuisine expérimentale au potager géant; le Noma 2.0 redécoupe le calendrier en trois saisons et autant de menus afin de coller au plus près des rythmes naturels: l’océan, le foisonnement printanier, la forêt et le gibier. Une inspiration entièrement renouvelée, un nouveau tour de force.
Là-dessus sont venues les critiques, bien sûr, à la mesure des louanges. La critique radicale d’un modèle basé sur l’exploitation d’une main-d’œuvre gratuite non rémunérée, les dénonciations d’activistes et de stagiaires décrivant leurs journées interminables à trier des herbes ou à couper la peau du poulet destiné au «sandwich parfait», un des plats iconiques. Pour la journaliste Maria Canabal, «après vingt ans d’un système basé sur le travail d’une armée de petites mains, on découvre la lune… Ferran Adrià est le premier à avoir instauré un modèle analogue, avec des dizaines de bénévoles désireux d’ajouter une case à leur CV. On est au comble de l’hypocrisie et de la complaisance d’un système», relève la créatrice du forum Parabere, qui promeut la parité et l’équité dans la gastronomie. Pour Maria Canabal, il existe des solutions, un business model éthique, évitant le recours à cette main-d’œuvre gratuite comme l’ont notamment imaginé la pionnière Alice Waters, la Brésilienne Roberta Sudbrack, les Bras ou les Roellinger, les Roca.
Pour Toya Bezzola, une des rares Suissesses à avoir travaillé au Noma, en tant que salariée durant deux ans, de la fin du premier resto aux débuts de sa version 2.0, en passant par les pop-up de Tulum, au Mexique et de Under the Bridge à Copenhague, ce fut «une aventure incroyable, marquante, des émotions qui vont m’accompagner toute ma vie». Spécialiste des systèmes alimentaires durables, la coprésidente de Slow Food Suisse constate que le secteur lutte depuis longtemps pour se réinventer: «La gastronomie est en proie à d’énormes pressions pour dénicher les meilleurs produits, faire en sorte qu’ils soient éthiques et justes, payer décemment ses salariés, faire preuve de la créativité la plus débridée et à la fois fixer des prix justes. Il y a là un équilibre à trouver et clairement, le monde du fine dining n’y parvient pas.»
Lors de la cérémonie des Best Restaurants Awards 2021, la dernière à avoir couronné le Noma, Rene Redzepi l’avait dit: «Mon objectif est désormais d’être le meilleur lieu du monde où travailler.» Son renoncement, après avoir fait de Copenhague l’épicentre mondial de la gastronomie résonne comme un aveu d’échec. Non, ce modèle économique et humain n’est pas tenable: de nombreux restaurateurs l’ont admis, qui en fermant, qui en multipliant les adresses et les bistrots, les événements, pour faire du chiffre.
«Oui, les journées sont interminables. Oui, c’est un métier difficile, impossible sans accident ni couac, mais le plus délétère est désormais le poids moral qui s’est ajouté ces dernières années», estime le critique et auteur Andrea Petrini. «Avant, le resto de luxe, c’était Bernard Pacaud, trois étoiles à l’Ambroisie depuis 30 ans, fier de vous montrer le plus extraordinaire des filets de turbot. Aujourd’hui, tu dois prouver que ton produit est éthique, durable, que tu ne gaspilles rien et que tu recycles.»
Aux exigences du luxe lui-même, à notre soif de nouveauté s’ajoute ainsi l’obligation d’être une locomotive sociale, éthique, un acteur de renouveau, du changement sociétal et environnemental. «Bien sûr il y a eu des abus dans le secteur, ce n’est pas un secret et c’est hélas ce qu’on observe dans beaucoup d’adresses prestigieuses, mais je n’en ai pas fait l’expérience au Noma», estime Toya Bezzola, qui se souvient aussi des efforts pour améliorer la qualité de vie et les conditions de travail, du fait que les stagiaires soient désormais payés. «Oui, Rene a cette manière de repousser les limites de la créativité, de vous motiver à l’extrême, au bout de ce que vous pouvez donner: ce que j’ai appris au Noma est infiniment précieux, ça m’a fait grandir.» C’est courageux, estime enfin la jeune femme, d’admettre aujourd’hui l’échec du modèle et de repartir sur une nouvelle voie.
(Véronique Zbinden)