La reine des desserts, alias Miss Marshall, revisite le répertoire de ses origines anatoliennes. Et enflamme Zurich avec Gül.
C’est une charmante petite cour intérieure pavée, un peu en retrait, protégée de l’agitation de la ville, avec un figuier, quelques oliviers dans leurs bacs géants. Et ces trois lettres dessinées sur un panneau pour voguer, déjà, vers l’Orient, ses parfums, ses voluptés: Gül. A deux pas de la Langstrasse, au cœur du quartier le plus métissé, animé et vivant de Zurich, Gül n’a ouvert que depuis peu et toute la métropole y accourt déjà. Gül est un des lieux qui font désormais vibrer la planète Food, à l’instar des Gamper, Bauernschänke et des pop-up qui surgissent à tous les coins de rue, contribuant à faire de Zurich un Berlin miniature, riche de ses cultures multiples.
A l’origine de Gül, Elif Oskan. Une cascade de boucles brunes relevées à la va-vite en chignon haut perché. Un sourire. Une personnalité solaire. Une voix enjôleuse, malicieuse et une belle énergie qui lui a valu de créer trois entreprises, trois success stories, en quatre ans. Ou à peu près. Zurich l’a d’abord connue sous le nom de Miss Marshall. Le pseudo sous lequel Elif Oskan crée des desserts depuis 2015, rien que des desserts, mais quels desserts! Des glaces féeriques, anticonformistes, qui réinventent le genre – du bourgeon de sapin à la pomme de terre violette des Alpes, croustillants de pelures, en passant par l’argousier, l’églantine et le genièvre –, et turbinées à l’azote liquide pour un maximum de moelleux, d’arômes et d’intensité, un minimum de sucre et de corps gras. Et on ne vous dit rien des gâteaux.
Miss Oskan, originaire d’Anatolie – patrie des glaces et du baklava, comme le lui rappelle parfois sa maman – et arrivée en Suisse à l’âge de deux ans, est entrée en cuisine un peu par hasard. Elle rêvait juste d’une voie créative. Après son apprentissage, elle travaille notamment avec Marcus Lindner au Sonnenberg, aux côtés d’autres étoiles montantes, de Nenad Mlinarevic à Sven Wassmer: «Une période exigeante, mais aussi tellement de talents et d’énergie!» Après quoi, Elif Oskan part pour Londres. Repérée par Heston Blumenthal, elle est engagée au Fat Duck, où elle fait la connaissance d’un certain Markus Stöckle, responsable du Lab’. Coup de foudre et étincelles: ces deux-là feront bientôt les beaux jours des Foodies de Zurich et d’ailleurs.
De retour en Suisse, Elif imagine Miss Marshall. Succès fulgurant. Markus la rejoint à Zurich au bout de quelques mois et ils ouvriront ensemble Rosi dans le Kreis 4. «Cuisine bavaroise contemporaine, rafraîchie, revue». Le propos peut surprendre et de fait au moment de l’ouverture, en janvier 2018, l’accueil est poliment prudent, sceptique, voire intrigué. Puis franchement enthousiaste.
Quant à Gül – ainsi nommé en hommage à la rose, qui parfume tant de mets, boissons et desserts turcs – Elif en rêvait depuis longtemps. «On a commencé à chercher un lieu voici trois ans et finalement déniché cette grande maison inhabitée avec son garage. Tout était à inventer, c’est aussi ce qui était beau. Trois ans pour l’imaginer et concrétiser Gül.»
Un peu comme si tout était devenu possible à Zurich en matière de cuisine, relève en substance la jeune cheffe et entrepreneuse. «Quand nous sommes rentrés d’Angleterre, voici douze ans, rien ne bougeait, c’était totalement frustrant. On a bien failli repartir. Là-dessus, on a vu débouler ou revenir de nouveaux chefs talentueux: Nenad Mlinarevic a ouvert le Bauernschänke, Marius Frehner le Gamper, resto et bar. Et aujourd’hui, dans ce quartier, à chaque coin de rue, il pousse un café sympa, un resto ethno, une épicerie cool ou une super gelateria comme celle qui est à côté.» Les pop-up aussi ont essaimé aux quatre coins de la ville, attirant toute une constellation de talents, étrangers ou locaux, confirmant un dynamisme insensé, impensable voici peu, ici même à l’angle des mal nommées rues Tell et Zwingli. Zurich est en ébullition: «Rien à voir avec ce que nous avons connus, enfants: le quartier de Enge a plus que triplé ces dernières années, un monde en soi. Le Kreis 4 est vivant, délirant, fou, un vrai bazar.»
Autre folie, Gül emploie déjà une vingtaine de personnes, des pros et des étudiants. Difficile d’y décrocher une table, les fins de semaine en particulier. Mais face à un tel succès, Elif veut garder la tête froide, rester humble.
On est accueilli par «Baba», le papa d’Elif, adorable retraité moustachu qui vient tous les jours donner un coup de main et entourer la jeune équipe. «Il se sent bien ici avec tous ces jeunes et on adore l’avoir avec nous», relève Elif avec son sourire lumineux. Sa maman – qui a beaucoup compté dans sa vocation – vient elle aussi de temps en temps, «goûter et contrôler», gardienne du répertoire.
Le décor? Le feu d’abord et son gril, indispensable pour toute adresse turque qui se respecte; tout autour, une cuisine carrée et son bar bleuté ouvert sur la salle, des faïences typiques du bassin méditerranéen, du bleu, du blanc, des légumes séchés accrochés dans les hauteurs. Parmi les musts de la carte, les sepia dolma, la seiche farcie avec d’anciennes variétés de céréales toastées et la logara salata, simple laitue grillée rehaussée de zeste de bergamote, les moules farcies au riz, aux herbes et à la grenade, la pidé et les pâtes levées trop bonnes, voire un clin d’œil à la fondue, version turque: le kuymak à base de semoule de maïs et de fromage fondu qu’on sert au petit déjeuner. «Je voulais rendre cette cuisine contemporaine et la faire découvrir. La faire aimer aussi, à tous ceux qui n’ont de la cuisine turque que l’image désastreuse des kebabs industriels. J’ai cherché dans mes souvenirs d’enfance. J’ai repensé à cette salade d’œufs aux herbes qu’on prenait en pic-nic ou à ces boulettes de boulghour si simples et délicieuses qu’on ne peut que les adorer à la première bouchée.»
Quant aux desserts, ils mêlent la rose, le safran et la pistache d’Anatolie avec notamment des glaces au yaourt de bufflonne: Elif a complètement réinventé le répertoire des desserts – traditionnellement beaucoup trop sucrés.
Cuisine de partage et finger food, inspiration ethnique et ingrédients locaux autant que possible, avec «la ferme bio des parents de Markus, en Bavière, à une heure de Zurich, pour ses produits fabuleux et les seules viandes que nous prenons». Les ingrédients dont on n’a pas l’équivalent ici proviennent d’un domaine bio en Anatolie, Teo Farm. Par exemple? Des olives et des noix incroyables, certaines céréales, épices et pâtes fermentées. «On pourrait être plus radicaux encore sur le bio et le local, mais il faut savoir faire preuve de réalisme quand on démarre, avancer pas à pas, c’est déjà une aventure, un énorme défi.»
(Véronique Zbinden)
Initiée avec Tanja Grandits, notre série sur les femmes cheffes a pour ambition de valoriser celles qui sont toujours sous-représentées aux postes clés dans les cuisines et les hôtels, et souvent aussi moins payées que leurs collègues masculins. Il y a pourtant tellement de créatrices innovantes et de femmes engagées que nous avons eu envie de leur consacrer une série de portraits pour évoquer leur parcours et leurs sources d’inspiration.