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Nouvelle vie de wok star dans le Jura

On l’avait connue en cheffe de haut vol à Cerniat. Elle a remis sa mythique Pinte des Mossettes, tourné la page de la gastronomie. La voici repartie pour une nouvelle aventure, plus exotique, pas moins étonnante.

Judith Baumann officie désormais au Centre taoïste Ming Shan. (Julien Chavaillaz)

L’aventure commence dans un grand chalet tout simple, une modeste pinte gruérienne ouverte par une bande de copains post-soixante-huitards. On y sert d’abord le jambon à la borne, le lapin moutarde et la soupe de chalet; une minicarte tout ce qu’il y a de traditionnel, juste de bons produits. Mais l’endroit a quelque chose d’unique, de magique, une vibration particulière. Tous ceux qui se sont assis un jour sur la terrasse des Mossettes, le regard perdu entre bleu et vert, s’en souviennent. Boire le vin d’aspérule offert par les hôtes revenait alors à boire le philtre d’amour de Tristan et embarquer pour de nouveaux continents. Et puis Judith Baumann, entre-temps devenue pionnière de la cuisine sauvage, reine des prés encensée par la critique et les foodies, est partie, a remis les clés de son monde à d’autres. Et nous sommes tous restés un peu nostalgiques.

D’une montagne à l’autre

Dix ans plus tard, revoici Judith, le regard toujours aussi bleu, l’allure aussi juvénile. Changement de vie, de décor, de cartes, assez radical… De la Gruyère, on est passé au Jura vaudois, d’une montagne à l’autre. Le décor est celui de Bullet, où vient de surgir tel un ovni le Centre taoïste Ming Shan. Le taoïsme? Une voie spirituelle conjuguant une grande diversité d’expressions et d’arts martiaux tels le tai-chi ou le qi gong à la méditation, à la médecine chinoise et à l’acupuncture, en passant par l’art et à la calligraphie. Ming Shan entend réunir ces nombreux aspects et dispenser un enseignement complet unique en Europe avec de grands maîtres chinois.

Un projet un peu fou – implanter un tel centre loin de ses racines chinoises en plein Jura, dans une région traditionnellement plus orientée vers les boîtes à musique que le gong, vers la raclette plutôt que les légumes au wok. Une belle utopie imaginée et portée à bout de bras durant dix ans par Fabrice Jordan, médecin et acupuncteur, avec un petit noyau dur d’une demi-douzaine de personnes, parmi lesquelles Judith Baumann. Très impliquée dès la genèse du projet, Judith a cherché, fouiné, chiné pour trouver le mobilier correspondant à l’âme du lieu et à sa vocation, la vaisselle, le matériel (steamer, wok pro, four pour la cuisson à basse température, etc.), mais aussi pour réunir le personnel appelé à la seconder.

Un programme dense

Cuisiner dans un lieu spirituel n’est pas anodin: en premier lieu, parce que le programme dense va entraîner une fréquentation en dents de scie, qu’il faudra gérer en amont. «Petit mais fonctionnel avec ses portes coulissantes», le restaurant compte une cinquantaine de couverts; il s’inscrit dans l’aile sud de la structure en U, prolongeant un temple et son imposant panthéon taoïste, entre salles de yoga et de pratique des arts martiaux, cabinets médicaux et boutique. Les lignes épurées du centre reflètent les principes du feng shui, le flux des énergies. A l’extérieur, des tables offrent de s’immerger dans la beauté du paysage, avec vue sur les Alpes vaudoises, de prolonger le recueillement du lieu. Et comme on la connaît, Judith n’allait pas se lancer sans imaginer son propre potager, ne serait-ce que pour les herbes, en cours de réalisation.

«La gastronomie ressemble de plus en plus à un no man’s land», estime en substance la cheffe, qui s’oriente désormais vers d’autres registres culinaires, une vraie attention au bien-être, à la santé, à l’esprit comme au corps.

«Etre à la fois inventifs et généreux, sans être chers.»
 

Celle qui parcourait, adolescente, l’Inde et ses ashrams en quête de rencontres, d’expériences spirituelles, pratiquait déjà le tai-chi et la méditation à l’époque des Mossettes; elle s’est mise entre-temps à étudier le chinois et la calligraphie et s’est prise de passion pour la diététique chinoise, la cuisine bouddhiste des temples coréens et japonais. Judith s’est aussi lancée dans toutes sortes d’expériences autour de la fermentation. A parcouru la Chine taoïste avec Fabrice et le groupe de Ming Shan, rencontré les maîtres de la Voie intérieure pour les convaincre du sérieux du projet. Est partie en retraite dans l’ermitage coréen de la fameuse nonne-cheffe Jeong Kwan.

Cuisine végétarienne et locavore

Et la cuisine dans tout ça? «Il s’agira d’être à la fois inventifs et généreux, sans perdre de vue le principe de réalité et donc sans être trop chers.» La cuisine proposée par Judith et son équipe de Ming Shan sera végétarienne et complètement locavore, avec des herbes et des plantes poussant à proximité, mais inspirée par les principes de la diététique chinoise. Soit, pour les évoquer sommairement, la dualité Yin/Yang et les typologies, aliments, saisons et modes de cuisson qui y sont associés, mais aussi les Trois Trésors de la tradition chinoise (le Qi, le Jing et le Shen), réputés gouverner aussi bien l’humain que la nature et l’univers. 

Autrement dit une alimentation répondant aux notions de santé et de bien-être: principe omniprésent et qui sous-tend les traditions culinaires asiatiques, l’idée que l’aliment a un rôle guérisseur, médicinal, quasiment magique.

La nature pour complice

Les premiers menus imaginés par la cheffe taoïste déclinent ainsi des baos farcis et une soupe miso aux vermicelles et légumes; des raviolis de légumes ou des samossas, des risottos aux myrtilles ou aux côtes de bettes, un curry d’aubergine, des nems de chou chinois. Un peu d’inspiration fusion appliquée à des ingrédients de proximité, pour signer au final des plats gourmands, nomades, séduisants. «Une des bases est le zhou (tchou), autrement dit la bouillie ou soupe de riz. Beaucoup plus subtil qu’il y paraît, sourit Judith, qui pourrait la décliner avec de l’impératoire, de la poire fraîche ou fermentée et quelques graines de sésame torréfiées. Ou alors partir sur un habillage d’épices tels le gingembre, le tamarin, le curcuma.» Le zhou résume bien la diététique chinoise: cette bouillie de riz ou céréales forme une base idéale pour la bonne assimilation des ingrédients qu’on y ajoute, des nutriments et des plantes médicinales, en fonction de la saison et des énergies. 

On se réjouit de retrouver Judith métamorphosée en wok star. On avait aimé la cheffe des Mossettes pour sa cuisine sauvage, son approche poétique et intuitive de l’univers végétal. On la retrouve à des années-lumière de la gastronomie, dans une démarche plus spirituelle que jamais. Avec toujours la nature pour complice, partie prenante de l’aventure et de la création.

(Véronique Zbinden)


Femmes de goûts

Initiée avec Tanja Grandits, notre série sur les femmes cheffes a pour ambition de valoriser celles qui sont toujours sous-représentées aux postes clés dans les cuisines et les hôtels, et souvent aussi moins payées que leurs collègues masculins – simplement parce qu’elles s’agitent moins dans les réseaux sociaux ou ont tendance à faire passer l’intérêt général avant leur intérêt particulier. Il y a pourtant tellement de créatrices innovantes et de femmes engagées que nous avons eu envie de leur consacrer une série de portraits pour évoquer leur parcours et leurs sources d’inspiration.

Davantage d’informations:
https://mingshan.ch