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Margaux Schwab: «L'art et la cuisine nous aident à penser le monde»

La fondatrice de Foodculture Days, qui célèbre ses dix ans, fait de l’alimentation un outil artistique et politique de transformation et de transmission.

Margaux Schwab, fondatrice du festival, est diplômée de l’EHL. (Alexandre Malecki)

A Vevey, la cinquième édition des Foodculture Days marque une décennie d’exploration aux confins de l’art, de l’écologie et de l’alimentation. Du 5 au 9 juin 2025, la biennale investit l’espace public avec une quarantaine d’artistes, des repas collectifs, des performances, deux expositions à ciel ouvert, des concerts, des assemblées citoyennes et un programme intergénérationnel de médiation. Tout cela sous un titre à la fois poétique et engagé: Aux frontières de nos langues. La programmation, si elle peut surprendre par sa nature hétérogène, aborde les grands enjeux contemporains à travers le prisme de l’alimentation, envisagée ici comme le socle d’une réflexion plus large sur notre rapport au monde.

HGH: Margaux Schwab, vous évoquez souvent Berlin en parlant de Foodculture Days, le festival que vous avez lancé il y a dix ans, à Vevey. Pour quelle raison?

Quand j’ai débarqué dans la capitale allemande, c’était le 1er mai, la Fête du travail. Il y avait du monde dans la rue, une énergie incroyable. J’ai vu pour la première fois des jeunes s’approprier l’espace public de manière joyeuse et collective. Et, très vite, j’ai découvert des lieux où cohabitaient des artistes, cuisiniers, jardiniers et autres activistes. La table était le point de ralliement de tous ces profils hétéroclites. Je me suis rendu compte que la cuisine était un outil relationnel, culturel, politique. Cela m’a marquée.

Avant Berlin, vous avez étudié à l’Ecole Hôtelière de Lausanne. Quel regard portez-vous sur cette formation, à la lumière de votre expérience allemande?

J’y ai appris l’importance d’expérimenter tous les secteurs d’un projet pour comprendre la réalité du terrain, et découvert aussi l’hospitalité comme pratique sociale. Il ne s’agit pas seulement de servir un client, mais de créer des espaces d’interaction. J’ai réalisé que je n’étais pas destinée à gérer un hôtel, mais à inventer d’autres formes de rassemblement.

Comment est né le festival?

Au départ, c’était un projet très artisanal. Je revenais de Berlin avec cette envie de relier mon expérience de la cuisine comme lieu d’échange à des enjeux sociaux, environnementaux et artistiques. J’ai commencé par organiser quelques événements ponctuels. Peu à peu, le projet a pris forme, jusqu’à devenir une biennale.

Et cette édition anniversaire?

On revient à certains fondamentaux, notamment la notion d’hospitalité, et on professionnalise la structure. Le thème, Aux frontières de nos langues, permet d’explorer les limites planétaires, les identités multiples et les conflits de récits. On propose des performances, des repas collectifs, des expositions et des assemblées citoyennes. L’idée est de créer un espace convivial, où l’on puisse débattre, rêver et expérimenter.

Justement, que signifie pour vous l’«hospitalité radicale»?

C’est accueillir sans conditions, avec respect et sans aucune discrimination. C’est aussi penser des formats qui tiennent compte des inégalités sociales, avec des repas à prix libre ou solidaire, une programmation gratuite, des lieux non institutionnels, comme des parcs, des cafés, des jardins. L’hospitalité radicale, c’est encore accepter la complexité des situations, ne pas juger, ne pas moraliser. Juste créer un cadre pour que les rencontres soient possibles.

Pourquoi ce choix assumé d’investir l’espace public?

Parce qu’il est accessible par nature. Il permet la spontanéité, la rencontre de publics qui ne se seraient autrement pas croisés. Exposer dans la rue, ou organiser des repas dehors, c’est une manière de dire: «Ceci vous appartient aussi.» L’approche n’est pas une critique contre les musées, plutôt un plaidoyer pour la complémentarité des pratiques. Il faut désacraliser l’art, permettre un premier contact sans intimidation. L’espace public est un laboratoire de vie.

Vous insistez sur l’importance du processus. Que représente-t-il à vos yeux?

Souvent, dans le monde culturel, on valorise le résultat final: l’œuvre, le spectacle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le temps long, une forme de lenteur. Une partie des projets de cette édition sont le fruit de deux ans de travail avec des habitants, des associations ou des chercheurs et chercheuses. L’artiste ne vient pas déposer une œuvre; il ou elle vient dialoguer, expérimenter et partager un bout de chemin avec d’autres.

Quels sont les enjeux de société qui vous semblent importants?

La transition agroécologique, d’abord. L’urgence, je crois, c’est de sortir des modèles agricoles intensifs, retrouver des pratiques respectueuses des sols, de l’eau, du vivant. Ensuite, la justice alimentaire: comment garantir à chacun l’accès à une nourriture saine, savoureuse, produite localement? Et plus largement, il faut repenser nos systèmes alimentaires et en faire un levier de transformation sociale. L’alimentation touche tout: l’environnement, la santé, l’économie, la culture.

«L’alimentation touche tout: l’environnement, la santé, l’économie, la culture»

Etes-vous optimiste?

Je suis lucide, mais confiante. Il ne faut pas attendre des miracles d’en haut. Le changement vient du terrain et de la prise de conscience individuelle face à la nature systémique des défis. Ce qu’on fait avec Foodculture Days, c’est montrer que des alternatives existent déjà. Que des gens s’organisent et que des formes de résilience émergent.

Quelle place pour la technologie dans cette vision?

La technologie n’est ni bonne ni mauvaise. Ce qui compte, c’est l’intention. Oui, elle peut être un outil formidable, à condition toutefois d’être pensée à une échelle humaine, avec des usages éthiques. Mais je crois aussi à l’importance de ne pas oublier les gestes, les savoirs ancestraux. Les traditions ne sont pas figées. Elles peuvent évoluer, se réinventer. C’est là que se situe, pour moi, la notion de futur holistique.

Le thème de cette année parle aussi de frontières.

J’ai toujours vécu entre deux cultures et deux pays; ma mère est mexicaine, mon père suisse. Cet entre-deux m’a longtemps semblé inconfortable, mais aujourd’hui je le revendique. Les frontières, ce sont aussi des lieux de friction, de rencontre, de transformation. C’est vrai au niveau géopolitique, mais aussi intime et symbolique. Il faut inventer de nouveaux mots pour nommer ce que nous vivons. L’art comme la cuisine y contribuent en nous aidant à penser le monde.

(Propos recueillis par Patrick Claudet)


Davantage d’informations: 

foodculturedays.com/fr