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Louis Villeneuve: «J’ai envie de transmettre»

Il a été le sourire de Crissier pendant plus de quarante ans et sous quatre chefs mythiques. Retour sur un parcours constellé d’étoiles.

avec son équipe plus de 100 couverts
par jour, parfois 130 ou plus. (DR)

Louis Villeneuve, vous avez fait votre dernier service à Crissier le 23 décembre. Comment voyez-vous la suite?
J’ai envie de transmettre. J’aime aller dans les écoles et faire des démonstrations, partager le beau geste et le savoir avec la nouvelle génération. Peut-être un livre aussi, j’ai plusieurs propositions et d’autres envies encore. Mais je vais commencer par un vrai break, me remettre au vélo, au ski, passer du temps avec mes proches.

Comment décririez-vous ce travail, durant toutes ces années?
J’ai eu la chance de travailler pour les meilleurs. La plus belle chose a été de commencer à Crissier, dans des conditions qui étaient plus modestes qu’aujourd’hui et pendant les dix premières années, il a fallu tirer cette entreprise vers le haut pour l’améliorer et l’amener au niveau où elle est aujourd’hui. Il y a eu des petites retouches, des améliorations à apporter chaque jour pour augmenter le plaisir aux tables.

Quid du décor?
Nous n’étions pas les plus gâtés avec ce lieu très simple et il fallait en quelque sorte compenser par les soins sur la table. Le soin à table, c’est poser les couverts et expliquer aux convives de manière agréable ce qui leur est servi et entendre leurs demandes ou doléances éventuelles, servir à propos le vin et l’eau, ramasser la serviette tombée et la remplacer. Tous les petits détails qui commencent en ouvrant la porte et en saluant les gens et prennent fin au moment de leur départ.

Avec cet objectif «d’offrir du bonheur»?
Les gens viennent chez nous pour vivre un moment particulier. Un moment plaisir qu’il faut essayer de rendre le plus parfait possible, en évitant les couacs, un plaisir que nous devenons au client, aussi bien humainement que sur le plan gustatif. Certains clients étaient parfois embarrassés par la succession de couverts et ne s’y retrouvaient pas. Nous avons résolu le problème en disposant puis en enlevant à mesure les couverts nécessaires avec chaque plat.

Est-ce qu’on accorde assez d’importance à la salle? Le service ne mérite-t-il pas d’être revalorisé par rapport à la cuisine?
En effet, on a mis l’accent sur la cuisine, le soin apporté au dressage, avec des présentations artistiques parfois un peu excessives. Je suis évidemment très heureux de voir le métier de cuisinier reconnu comme il l’est aujourd’hui, au point d’éclipser parfois le service. Nous faisons avant tout un métier de contact. En cuisine, le contact est entre le chef et son plat; en salle, nous sommes en relation avec les personnes. C’est notre rôle, en salle, d’expliquer le plat au mieux, de le mettre en valeur, afin que le client l’apprécie pleinement. Le service, c’était aussi les préparations à table, mais elles ont en grande partie disparu. A Crissier, on en garde quelques-unes, dont la découpe des volailles. Encore faut-il des gens capables de la réaliser rapidement pour que le plat reste chaud et sans négliger la présentation.

C’est un métier qui a beaucoup évolué en 40 ans?
Il est devenu moins technique. Certains se plaignaient, à une réunion récente de maîtres d’hôtels, de la disparition du service tel qu’ils l’avaient appris, avec les préparations à table. Mais il faut souligner l’importance de la salle. L’accueil est si important, savoir dire bonjour et merci, sourire, c’est une prestation gratuite que l’on offre et avec notre mode de vie actuel, la communication souvent impersonnelle, avec le portable et le mail, l’accélération de tout et le stress, c’est d’autant plus important. Les clients arrivent dans une maison soignée comme la nôtre pour se faire plaisir, se détendre, sans portables, passer un moment tranquille dans un lieu de rencontre. Il faut développer ce savoir qui consiste à rendre heureux, offrir une pause avant de repartir au bureau, reprendre sa course. L’accueil compte pour 20-25% dans la réussite du repas, après la prestation gustative et avec l’ensemble des petits gestes qui concourent à l’atmosphère. Le soin à table, c’est une présence qui ne s’impose pas, une manière de garder la distance, efficace et discrète, ni guindée ni envahissante.

Vous avez transmis cet art à l’équipe qui va rester à Crissier après votre départ?
Il y a désormais un noyau de professionnels formés à ce style d’exigences, des gens bien ancrés dans la maison. C’est Franck qui décidera de la suite, je n’ai pas de noms à donner. En tout, nous sommes une vingtaine en salle et 25 en cuisine, plus le personnel administratif, la plonge et la boulangerie qui vient d’ouvrir.

Vous avez été distingué souvent au cours de votre carrière, une reconnaissance qui fait plaisir?
Oui, il y en a eu pas mal. La France m’a remis l’ordre du Mérite agricole, dont je suis officier aujourd’hui, l’ordre national du Mérite, le Club des Cent m’a attribué la première place pour le service, un journal allemand m’a élu meilleur maître d’hôtel et les Grandes Tables du monde m’ont donné le titre de directeur de salle le plus important du monde des 50 dernières années lors d’un grand show avec orchestre à l’américaine, au Rockefeller Center à New York. C’était une belle reconnaissance de mes pairs, j’étais très ému.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre carrière?
Je n’ai pas de regrets, je referais la même chose. Il y a eu des moments douloureux: le décès accidentel de ma fille en 1980 m’a fait me consacrer plus à ma famille, mais je voulais aussi être le meilleur. J’avais la trentaine, j’étais ambitieux, concentré sur mon travail à Crissier. Il y eut les décès successifs de Franziska, Philippe, puis Benoît, dans des circonstances tellement tristes: c’était un surdoué et une personne d’exception. Mais il faut tourner la page et garder les bons souvenirs. L’époque de Frédy Girardet a été celle d’une éclosion incroyable, il a été le plus créatif. C’était une autre époque, une cuisine vraiment spontanée. Si je veux appliquer un mot à chacun des quatre chefs, je dirais la création pour Frédy, l’ambition pour Philippe, la métamorphose avec Benoît et enfin, Franck incarne aujourd’hui la continuité.

Quelles sont les qualités d’un bon maître d’hôtel?
C’est d’abord une certaine présentation de soi, l’aspect vestimentaire que l’on soigne, une présence élégante; ensuite les qualités professionnelles: le sens de l’observation et la façon de distribuer le travail. Diriger signifie prévoir, anticiper le travail avec ce que l’on en sait et ce qui est imprévisipendble. Pendant 46 ans, nous avons servi plus de cent couverts par jour, parfois 130 ou plus. Cela veut dire gérer des individualités et avoir l’œil partout sur la clientèle, quelle qu’elle soit, en visant toujours l’excellence.

Combien de canards découpés à votre actif?
Environ 45 000 canards, 25 000 poulardes, 10 000 pigeons, sans compter les selles des différents gibiers.

(Propos recueillis par Véronique Zbinden)