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Daniel Humm: «Nous devons repenser notre vision du luxe»

Le Meilleur Restaurant du monde 2017 propose aujourd’hui un menu 100 % végétal. Le chef helvéto-new-yorkais raconte la réflexion qui y a conduit.

Parmi les inspirations de Daniel Humm figurent l’Inde où il s’est rendu avec ses équipes avant la pandémie et la cuisine des temples japonais. (DR)

Voici quatre ans, Eleven Madison Park a été sacré par le jury du 50 Best. Pourtant, vous avez choisi de repartir de zéro en quelque sorte?
Parvenir à ce titre, obtenir les trois étoiles Michelin, les quatre étoiles du NY Times, tout cela fut une quête de dix ans: autant d’objectifs géniaux pour se motiver. Il y avait toujours une perspective, quelque chose à améliorer, une raison de me lever le matin. Le fait d’atteindre tous ces buts a été à la fois extraordinaire et très déstabilisant. Une période compliquée a suivi, où imaginer d’autres projets, où je me suis séparé de mon associé Will Guidara.

Avec Will Guidara, le divorce s’est fait à l’amiable?
Oui, nous voulions des choses différentes. Certains souhaitent ouvrir le plus grand nombre de restaurants, d’autres préfèrent se concentrer sur leur travail pour le faire le mieux possible. C’est mon cas. Je ne veux pas d’autre resto.

Vous avez tout de même ouvert Davies and Brook, à Londres, à la veille de la pandémie?
Oui, c’est un lieu magnifique, qui compte beaucoup pour moi, symboliquement aussi, où ma carrière a commencé.

Vous parlez souvent de l’échec du système alimentaire.
Prenez l’exemple du canard laqué à la lavande et au miel qui était un de nos plats phares. Nous en servions une soixantaine par jour. Chaque volaille est âgée d’au moins six mois, puis rassise deux mois, alors faites le calcul. Soixante fois sept ou huit mois, chaque jour: on arrive à une production de masse. J’ai visité beaucoup d’élevages et je ne peux plus cautionner ce système. Je me suis mis à chercher d’autres voies.

La cuisine des temples japonais ou shojin ryori a été une source d’inspiration: vous avez notamment travaillé avec le chef bouddhiste Toshio Tanahashi durant cette période de réinvention?
J’ai contacté différentes personnes. Toshio est venu trois mois à New York, durant lesquels nous avons cuisiné tous les jours. Il a été l’une de mes inspirations. L’Inde en est une autre, avec sa longue histoire du véganisme: j’y ai passé plusieurs semaines avec mon équipe avant la pandémie. Et nous mettons aussi l’accent sur les fermentations, avec un laboratoire dédié. Ce mélange d’influences et d’apprentissages contribue à façonner ce qu’est désormais ma cuisine.

Et vous avez acheté une ferme pour vous approvisionner en direct?
Nous avons trouvé un lieu complètement préservé, qui n’a jamais connu de pesticides ni d’agriculture intensive, dans le Nord de l’Etat de New York, à Hoosick, à deux heures du restaurant. Il y a 200 ha, dont nous ne cultivons pour l’instant que dix pour cent, avec une équipe d’une dizaine de maraîchers. Soixante pour cent au moins de nos ingrédients sont cultivés sur place.

Est-ce que le luxe a pris un autre sens pour vous?
Le luxe doit avoir une finalité plus élevée. Il n’y a plus de place pour le superflu. C’est pour cela que nous cuisinons pour les gens qui en ont vraiment besoin: ce que nous accomplissons a changé notre vision du monde. Le luxe est pour moi synonyme d’une expérience rare, exceptionnelle. Je perçois désormais le temps comme un luxe. Moudre du sésame à la main pour préparer le gomadofu des temples zen, comme nous l’avons appris avec Toshio, prend un temps invraisemblable, c’est aussi cela le luxe.

Quid du caviar?
Il faut arrêter de croire que c’est un produit de luxe. Avec les fermes d’élevage, c’est aujourd’hui une denrée surabondante, souvent importée de loin et pas bonne du tout, bien que de nombreux chefs continuent à le célébrer tel un ingrédient précieux. C’est une vision complètement dépassée.

A propos de caviar, votre menu comporte un plat étonnant qui évoque vraiment des œufs de poisson…
Le tonburi est la graine issue d’une plante nommée kochia, qui se cuit à la vapeur et s’épluche à la main. On l’utilise dans la cuisine des temples bouddhistes et elle avait presque disparu. C’est un super aliment qui ressemble aux œufs d’esturgeon et que certains qualifient de caviar végétal: nous le préparons de multiples manières, avec des pois et du miso, une crème d’amandes et du citron ou encore des algues pour y ajouter des notes iodées.

Vous créez vos plats différemment aujourd’hui ?
La beauté, c’est que le processus commence désormais bien avant, au moment où nous décidons de ce que nous allons semer pour l’année prochaine. J’ai gardé les mêmes fondamentaux sinon, les quatre notions essentielles pour ma cuisine: le goût en premier lieu, puis la beauté, proche du minimalisme; ensuite le processus créatif et enfin l’intention. Il doit y avoir une intention à l’origine d’un plat, qui peut être inspiré par un artiste, une émotion.

«Il n’y a plus de place pour le superflu»


L’annonce du changement a suscité de nombreuses réactions, parfois violentes?
Tout le monde a peur du changement, parce qu’il remet en cause, mais le feed-back de la clientèle est incroyable. Avant-hier [3 octobre 2021, ndlr], jour d’ouverture des réservations, toutes les tables jusqu’à la fin de l’année sont parties en quelques minutes. Je ne suis pas devenu anti-viande, je suis pro-planète: nous tendons à ce nouvel objectif avec mon équipe de créatifs. Il n’est plus temps de parler durabilité, il est trop tard: il faut appeler à un changement radical.

Qu’en est-il du prix de vos menus, 335 dollars, qui a été critiqué?
Le problème majeur de la restauration est aujourd’hui la pénurie de personnel. Beaucoup se sont reconvertis car les conditions de travail et les horaires restent inacceptables. La première chose serait de proposer des salaires décents: ce que j’essaie d’offrir à mon équipe, à qui je propose aussi un club de gym, du yoga, l’accès à un thérapeute. Il faut savoir que la charge de travail pour un menu végétal est encore plus considérable que pour des repas classiques. Avec 200 employés, dont 70 chefs, pour cinq jours d’ouverture hebdomadaires, nous perdons de l’argent et devrons sans doute augmenter les tarifs.

Un article du New York Times s’en prend violemment à votre cuisine et indique que vous continueriez à servir de la viande lors de dîners privés. Qu’en est-il ?
Avant la pandémie, nous avions six mois de réservations pour des dîners privés et nous avons décidé d’honorer nos engagements jusqu’à la fin de l’année. Si de nombreux clients ont opté pour la nouvelle formule, certains avaient choisi de la viande et n’ont pas voulu y renoncer. Je peux le comprendre. Je suis étonné que le New York Times ait publié ces allégations sans même me contacter: c’est blessant pour mon équipe, même si je suis très confiant dans notre vision. Après, si le critique n’a pas aimé notre création autour de la betterave, ma foi. Nous sortons du Covid avec des idées nouvelles. Chaque menu servi à Eleven Madison Park finance cinq repas pour des gens en situation précaire. Nous nourrissons 500 personnes par jour, des gens qui sont dans la rue, grâce au restaurant. Je crois être du bon côté de l’histoire.

(Propos recueillis par Véronique Zbinden)


Davantage d’informations:

www.elevenmadisonpark.com