Mediadaten Données Media Olympiade der Köche

Explorations dans un jardin slovène

Première cheffe sur la liste des 50 Best, Ana Roš s’engage en faveur de ses producteurs, publie un livre. Chez elle, à Kobarid, on découvre une cuisine locavore et singulière.

La cheffe Ana Roš a mis la Slovénie sur la carte de la gastronomie mondiale. (dr)

Compter deux heures trente au départ de Ljubjana, le long d’une route sinueuse à vous filer le torticolis, ourlée de parapets vertigineux, en surplomb d’une rivière turquoise limpide. La vallée alpine de la Soča (prononcer Sotcha) vous entraîne parmi les forêts touffues, les gorges et les cascades jusqu’à Kobarid, bourgade de quelques milliers d’habitants aux confins de l’Italie.

Nouvelles voies post-pandémie

La Slovénie était jusqu’à peu un secret bien gardé, quelque part à mi-chemin entre Vienne et Venise, entre climats alpins et méditerranéens. Jusqu’à ce qu’Ana Roš inscrive son pays minuscule sur la carte mondiale de la gastronomie. Nous voici aux portes d’une bâtisse couleur framboise écrasée, au milieu de nulle part. Le repaire d’une elfe improbable à la silhouette musculeuse coiffée de boucles blondes. Un feu crépite à l’intérieur et l’on découvre simultanément un menu exploratoire en une quinzaine de plats et le livre de sa vie*, les deux s’éclairant réciproquement.

Réincarnation. C’est l’intitulé du menu, qui dévoile son environnement et sa philosophie locavore: tout ou presque provient ici des jardins d’Ana Roš, de la cueillette, l’élevage, la pêche ou la chasse locaux. Il est aussi question de nouvelles vies et de nouvelles voies post-pandémie, de questions ouvertes laissées sans réponses. La cheffe suggérant qu’il est bon, parfois, de se laisser flotter dans une bulle légère faite de liberté et d’incertitudes. Un premier amuse-gueule de chou-fleur, truffe noire, œuf coulant et peau de lait nous y emporte dès lors, suivi d’un des standards de la maison: un pastrami de langue de bœuf, cristal d’algues, piment jalapeno et cresson d’eau sauvage.

Dumplings de pattes d’ours

La vallée de la Soča est un terroir extrêmement vert et préservé, offrant une flore et une faune alpines – auxquelles le littoral proche ajoute ses huiles d’olives, ses vignobles, voire quelques rares produits de la mer. La Soča est aussi un paradis pour les pêcheurs: la truite locale s’apprête ici de multiples manières. C’est également un pays giboyeux parcouru par les récits de chasse: le sanglier s’allie au coing, le cerf à la mandarine et à la châtaigne et l’on y apprête les bêtes entières, bien dans l’esprit nose to tail que défend la cheffe, du cœur et des abats du cerf à la cervelle d’agneau. L’ours est incontestablement une des légendes locales, mais pas que. Il fait partie de la cuisine traditionnelle slovène, note Ana Roš, avec une population nombreuse, dont la chasse est toutefois très encadrée. Selon la saison, on goûtera peut-être des dumplings de patte d’ours, consommé des bois, ou une épaule mijotée longuement façon civet et sa salade de baies.

Cohérence et détermination

Juste avant ou peu après, la cheffe propose de délicieux tortellini avec leur farce porc et abricot, jus concentré et eau de rose; une tortilla de mole alpin fraîche et fleurie, huile de sorbier, agneau rôti et betteraves; des beignets de maïs moins intéressants, recelant cottage cheese, œufs de truite fumés, ciboule sauvage.

Que retient-on de cette longue exploration? Deux ou trois moments de grâce, les jolis desserts de la pâtissière Masa Salopek – élue Best Pastry Chef lors des Best Chef Awards 2021 à Amsterdam –, quelques plats intéressants pour d’autres franchement moins aboutis, mais une approche locavore cohérente et déterminée. Ana Roš a le mérite de mettre son énergie au service de son terroir et de ses meilleurs producteurs. En pleine pandémie, émue par le sort de ses fournisseurs réduits à jeter ou détruire une partie de leurs récoltes, faute de débouchés, elle imagine en partenariat avec l’entrepreneur slovène Andras Tus une gamme de produits transformés pour les valoriser. Ana Roš racontait cette aventure entrepreneuriale lors du récent European Food Summit, qu’elle a contribué à créer avec le critique Andrea Petrini.

Entre bonheurs et catastrophes

Son histoire à elle commence voici vingt ans presque jour pour jour à Hisa Franko, quand la blondinette d’alors renonce à une carrière diplomatique pour se mettre aux fourneaux de l’auberge de sa belle-famille. Entre bonheurs et catastrophes d’une trajectoire d’autodidacte, Ana Roš nous offre avec son livre un flashback sur deux décennies et l’essence de sa cuisine. Elle est repérée par le même Andrea Petrini, qui l’invite à un premier événement de Cook it Raw en Pologne, avec la bande de Redzepi & Friends. En 2015, Netflix lui consacre un épisode de sa série Chef’s Table. C’est un tsunami: explosion du système de réservations, titres, étoiles (deux) et distinctions, qui s’enchaînent et la placent sur le devant de la scène internationale.

Ana Roš polarise: on adore ou on déteste


Best Female Chef en 2017, elle figure au dernier classement du même World’s 50 Best Restaurants au 21e rang. Un parcours fait de ruptures et de choix radicaux qui l’ont faite avancer: sa place au sein de l’équipe nationale de ski et sa passion pour la danse, le choix qu’elle fait au profit de la seconde avant de sombrer dans l’anorexie. La guérison et les voyages, l’Afrique, des études à l’Université de Trieste où elle rêve d’une carrière diplomatique.

Puis la rencontre avec son futur mari Valter Kramar, lui-même fou de vins nature et sommelier de métier, son choix de reprendre ensemble, contre vents et marées, l’établissement familial d’Hisa Franko, alors une modeste auberge de campagne. Cette battante, essentiellement autodidacte, en a fait un des phares de la cuisine d’auteur contemporaine. Et en général – à en croire une critique spécialisée slovène – pas de milieu, Ana Roš polarise: on adore ou on déteste. véronique zbinden

*Ana Roš, «Sun and Rain», Paris, Editions Phaidon, 2020.


Davantage d’informations:

www.hisafranko.com/en