Le formidable chef helvéto-new-yorkais a franchi l’Atlantique pour ouvrir Davies and Brook dans le palace historique au cœur de Mayfair. Welcome back!
C’était l’époque où il hésitait encore à embrasser une carrière de sportif et vététiste professionnel. Il avait quinze ans et venait de quitter la Suisse et l’école pour tenter autre chose. Bien des années plus tard, après avoir obtenu tout ce dont peut rêver un chef en termes de consécration, l’Helvéto-New-Yorkais Daniel Humm est revenu sur les lieux de sa première expérience professionnelle, à Londres, pour y ouvrir Davies and Brook au cœur du mythique -Claridge’s. Le nouveau concept du palace de Mayfair a ouvert en décembre 2019, soit à un moment pas précisément béni des dieux. Nous avons eu le bonheur de nous y attabler en février 2020, juste avant la crise pandémique, et de rencontrer son chef Dmitri Magi, un des fidèles de Daniel Humm, passé notamment par le Noma. Le magazine GQ vient de l’élire meilleur restaurant de l’année. Le jury d’experts des Food and Drink Awards, qui récompense annuellement le top de l’hôtellerie-restauration au Royaume-Uni s’est enthousiasmé pour cette enseigne réputée de Londres, longtemps restée dormante et désormais qualifiée de total game changer, autrement dit de pionnière.
Le Claridge’s? Il suffirait, pour ceux qui ne connaissent pas le palace londonien, de cette anecdote pour poser le décor. Si vous appelez la réception du Claridge’s pour demander le roi, on vous répondra invariablement: «Lequel?» Voici qui résume bien le lieu et son flegme si délicieusement british, où ont défilé le monde entier et ses élites, des têtes couronnées aux stars hollywoodiennes et aux divas du rock.
Nous sommes donc au cœur de Mayfair, entre boutiques chics, Royal Academy et autres galeries, au débouché d’une balade à travers les grands parcs. Une imposante façade rouge brique, rythmée par des colonnes ioniennes et des voûtes Art déco, du marbre, des dorures et des lustres géants, une atmosphère hors du temps. Plusieurs chefs prestigieux ont devancé ici Daniel Humm: Gordon Ramsay puis Simon Rogan, un des pionniers du courant Farm to Fork, dont la table nommée Fera a cédé la place à Davies and Brook. On pousse la porte?
Une sobriété chic, lumineuse, un vaste espace aux tons blanc cassé et vert amande, banquettes cosy, ponctuée de photos de l’artiste Roni Horn. Le décor et l’éclairage, le mobilier et la vaisselle ont été conçus par l’architecte Brad Cloepfil, du studio Allied Works Architecture, qui avait déjà signé la rénovation du vaisseau new-yorkais. Dans l’entrée, mêmes tons, un bar et un coin lounge que dirige Pietro Collina, un ancien de la tribu Humm; Pietro est l’auteur de cocktails iconiques, à assortir éventuellement de petits grignotages tel le CFC (pour Claridge’s Fried Chicken).
Pour ce qui est de la cuisine elle-même, Chef Daniel a confié les clés à Dmitri Magi, jeune chef d’origine estonienne, qui a intégré la brigade d’Eleven Madison Park en 2011, après être notamment passé par Copenhague et le Noma. Carrure de rugbyman et regard mi-concentré mi-malicieux, le trentenaire semble imprégné de ce même mix de cool et d’énergie, d’élégance décontractée et de curiosité amusée que son mentor.
On savait Daniel Humm amateur de jazz, fan de Miles Davis notamment, qui dicte son tempo à ses équipes new-yorkaises. L’atmosphère se veut à la fois plus rock’n roll, mutliculturelle et déjantée comme sait l’être la capitale britannique. A côté du poster géant des rockeurs de Radiohead affiché dans la cuisine, ces mots-clés tatoués dans le mur: réfléchi, électrique, expressif, créatif, spirituel, cool, authentique, éloquent …
La carte se veut la traduction de tous ces mantras; elle est en outre très végétale, voire végétarienne, à l’image de la betterave rôtie déclinée aux parfums de livèche et de coriandre, falafel quinoa-cumin, touche de yaourt de brebis. On adore les Saint-Jacques marinées à la mandarine, fenouil et estragon, ou le caviar osciètre servi à même une mini-courge butternut escorté de naan aux oignons et de pickles. Les champignons sont aussi à l’honneur, sur un mode très asiatique, saturés d’umami avec ce flan de champignon-huître ou ces shiitakés rehaussant un mini-porridge de riz et gingembre confit.
Qu’on le connaisse ou non, il vaut la peine de poursuivre avec le fameux canard glacé, un des plats signatures de Daniel Humm: rassis deux semaines avant d’être oint de miel et de lavande, d’un mélange d’épices et de poivre sichuan, il est caramélisé dans sa peau, à la fois confit et croustillant, avec des garnitures qui évoluent au fil des saisons, fouetté ici par de fins rubans de daïkon et de rhubarbe. La carte des vins n’est pas moins -renversante – pas seulement pour ses prix exprimés en pounds ... –, portée par une jeune équipe curieuse et passionnée, avec notamment ses crus autrichiens (Grüner Veltliner de Martin Muthentaler, Wachau, 2017) et de la Loire formidables, un tokay californien ou un surprenant chardonnay du Kent (Gusborne, Guinevere, 2016). Que disent les desserts? On peut hésiter entre une sage tarte au chocolat, glace coco et l’ébouriffante salade d’agrumes infusée à l’huile olive, pétales croustillants de yaourt glacé, sorbet mandarine aux parfums de jasmin, ou encore tenter un gâteau soufflé au lait et au miel.
Mais au fait pourquoi Davies and Brook? Non, il ne s’agit pas d’investisseurs mystérieux ni même d’un duo de jeunes artistes émergents, mais bien des deux rues à l’intersection desquelles est posé l’hôtel mythique. En 2019, Daniel Humm et son associé Will Guidara ont annoncé mettre un terme à leur collaboration entamée en 2006. Un partenariat qui a porté les deux complices au sommet et entraîné la création du groupe Make it Nice, comprenant – outre l’établissement phare Eleven Madison Park – la tribu des NoMad bars, restos et hôtel (New York, Las Vegas et Los Angeles), ainsi que l’adresse plus simple Made Nice. Après le rachat des parts de Will Guidara, Daniel Humm est désormais le seul propriétaire du groupe, qui s’est élargi à Davies and Brook, et dont l’adresse new-yorkaise a opéré lors de sa réouverture ce printemps un virage 100 % végétal.
(Véronique Zbinden)