La cuisine suisse existe-t-elle?

Personne ne connaît les röstis, le papet ou les capuns hors de nos frontières. La patrie de Joseph Favre et César Ritz a mal à son identité gastronomique. Explications.

Alors que de nombreux pays pas toujours aussi gâtés que la Suisse ont su créer une image forte de destination gastronomique, personne ne connaît les röstis, le papet ou les capuns (photo) hors de nos frontière. (SUISSE TOURISME)

A chaque classement international, la même absence, à chaque compétition culinaire de grande ampleur, la même attente et (généralement) la même déception; à chaque vote d’un jury, la même invisibilité. Ou à peu près. Parmi les derniers épisodes en date, le ranking publié en mai par le portail Taste Atlas des villes où l’on mange le mieux: aux premières places, Florence et Rome sont suivies par Lima, Naples, Hong Kong et Mexico. On cherche en vain une cité suisse parmi la centaine de noms énumérés, faisant dire au Tages Anzeiger que la Suisse paraît un pays en voie de développement sur le plan culinaire. La plateforme Taste Atlas ne se base pas uniquement sur les avis de consommateurs, mais aussi sur les évaluations de Google. Une autre de ses notations tranchantes passe en revue les meilleures cuisines nationales: les spécialités suisses y émergent au 87 e rang.

Ce n’est pas tout et on pourrait multiplier les exemples: le podium du Bocuse d’Or, entre autres concours culinaires prestigieux, est squatté depuis des années par les chefs nordiques (il faut remonter à 2007 pour qu’un Helvète, Franck Giovannini, y décroche le bronze). Le classement des World’s 50 Best Restaurants? Le seul chef suisse à figurer annuellement à ce glorieux palmarès est Andreas Caminada (si l’on excepte Daniel Humm, qui a fait toute sa carrière aux Etats-Unis). Et ainsi de suite.

Connaître ses traditions

Faut-il déduire de cette absence de visibilité lancinante, avec nos confrères alémaniques, que la cuisine suisse n’existe pas? Hormis les deux mamelles gourmandes que sont la fondue et la raclette, existe-il en outre une cuisine suisse et génère-t-elle un sentiment identitaire? Pour Marine Gasser, organisatrice de l’événement de Lausanne à Table, il y a indéniablement une curiosité et un engouement des Suisses à l’égard de leur terroir et de leur patrimoine. Témoin les nombreux événements organisés par l’association vaudoise sur le thème des malakoffs ou de la salée, et dont les places s’envolent en quelques heures. «Les gens ont parfois de la peine à les identifier mais s’intéressent à l’histoire du sbrinz, passionnante, ou à celle du carac … Connaître notre passé et nos traditions contribue à l’attachement à ce patrimoine et à sa valorisation, au-delà de tout chauvinisme et de toute velléité de récupération politique», souligne Marine Gasser.

Les paysages suisses présentent une diversité exceptionnelle pour un territoire aussi exigu, entre lacs, montagnes, pâturages à vaches et forêts, flore alpine et microclimat méditerranéen, mais aussi pratique de la cueillette sauvage et jardins de simples médiévaux.

L’omniprésence du duo chocolat-fromage

Pour la cheffe d’origine catalane Alba Viñals, la Suisse ne manque pourtant pas d’excellents produits, pas toujours bien valorisés, éclipsés parfois par une propension à se focaliser sur le duo chocolat-fromage qui a fait sa gloire passée. Surtout, cette ancienne ingénieure en sciences de l’environnement passée par Changins et reconvertie à Ferrandi, Paris, relève «un manque de fierté frappant des Suisses au sujet de leur patrimoine et de leur histoire, contrairement à la France ou d’autres de ses voisins». Une certaine méconnaissance aussi, due pour partie au cloisonnement entre les régions linguistiques, voire les cantons: un Vaudois ne connaît que rarement les formidables pizokels grisons, alors que la tarte aux oignons bernoise ou les gnocchis tessinois franchissent rarement les frontières cantonales. Tous ces plats paysans ont pourtant leur noblesse et la jeune cheffe les revisite avec curiosité et créativité.

Autre regard affûté, l’Américaine installée à Neuchâtel Heddi Nieuwsma a notamment consacré deux livres aux traditions boulangères et pâtissières. «La Suisse compte plus de 200 sortes de pains, et de nombreuses recettes seraient certainement appréciées à l’étranger, telles la couronne des rois ou les bonshommes de pâte, la tresse, les Fastenwähe et le Pfilenbrot. Et les histoires entourant ces recettes sont autant d’arguments pour perpétuer la tradition et créer des liens.» Autrement dit, un bon storytelling pourrait contribuer à rendre visible la cuisine suisse, voire instiller une pointe de fierté nationale.

(Véronique Zbinden)


Vers une diplomatie culinaire suisse?

Nombre de pays – pas toujours aussi gâtés que la Suisse, que l’on songe au Danemark, à la Corée ou au Pérou – sont parvenus à se créer une image forte de destination gastronomique, grâce à des politiques volontaristes. Qu’en est-il de la diplomatie culinaire helvétique? Le pays a-t-il une stratégie pour user de ce subtil soft power qu’est la gastronomie?

Directeur ad interim de Présence Suisse, l’entité qui a pour vocation de promouvoir l’image du pays, Alexandre Edelmann se borne à relever que ce n’est pas là le mandat de son dicastère: il n’existe aucune stratégie pour valoriser notre cuisine nationale. «Le chocolat et le fromage sont nos deux produits phares, à l’identité forte, qui en disent long sur notre histoire, l’inventivité des pionniers de l’industrie chocolatière, les procédés de valorisation et de conservation du lait, etc. Mais la cuisine ne figure pas au nombre des objectifs assignés par le Conseil fédéral et qui sont l’innovation, la durabilité, les relations avec les pays européens, la promotion de la place financière et de l’économie dans son ensemble.»

Certains observateurs déplorent dès lors que cette vision confédérale se limite à «organiser des soirées fondue et vin dans les ambassades». Dommage? Les choses évoluent un peu, lentement grâce à l’émergence d’une nouvelle génération passionnée par son terroir et qui le revisite sur un mode poétique et subtil. C’est le cas de Sven Wassmer, qui raconte avoir pris conscience, alors qu’il vivait à Londres, de l’Arc alpin en tant qu’entité patrimoniale, culturelle, historique et culinaire, et avoir voulu traduire cette richesse dans ses plats. On parle désormais de nouvelle cuisine alpine pour définir la vision commune à une poignée de jeunes talents basés à Zurich, en Engadine, à Lausanne ou en Gruyère. Une réinvention permanente.

(vzb)


Davantage d’informations:

alimentarium.org

lausanneatable.ch