Benoît Carcenat, ancien second de Crissier, signe une des cuisines les plus personnelles et intéressantes du moment au Valrose, dans le village de Rougemont (VD).
Au-delà des baies vitrées et de la terrasse, le décor est féérique, avec ses conifères élancés, poudrés de neige qui s’inscrivent en flou sur le contour bleuté des Alpes. De l’autre côté, la petite gare de Rougemont (VD) fait face aux chalets finement ouvragés, beaux comme des armoires de grand-mère. De même, à l’intérieur du Valrose, tout est délicieusement cosy, des sièges moelleux bleu glacier ou vert lichen à l’éclairage scintillant comme une nuée de flocons. C’est ici que Benoît Carcenat, l’ancien second de Crissier et directeur de la restauration de Glion, s’est installé.
Dans cet hôtel historique de 1904, contemporain du MOB, et dont le décor a été revisité avec goût et sobriété, le Meilleur ouvrier de France (MOF) signe une des cuisines les plus personnelles et intéressantes du moment. Les deux salles du Valrose, côté café et côté resto, sont supervisées par Sabine Carcenat, l’épouse du chef et diplômée de l’EHL revenue au Pays-d’Enhaut de ses origines. Le premier sert une carte chaleureuse et traditionnelle, avec de nombreuses spécialités fromagères, grillades et plats de brasserie. Le resto, lui, est le terrain de jeu de Benoît, enfin revenu à sa passion de toujours après cinq années vouées davantage à la gestion et à l’administration – en tant que directeur de la restauration de l’Ecole hôtelière de Glion.
Ce midi sous les flocons, le Valrose vous accueille et vous enlace tel un cocon soyeux, où tout invite à un voyage immobile. Benoît Carcenat commence toujours par dessiner ses plats. Et crée aussi de nombreux accessoires de sa table, des beurriers aux supports des amuse-bouche. La page blanche de l’assiette se colore d’une royale de girolles, émulsion girolles café, gomasio café-sarrasin et quelques gouttes d’huile de café. Ou de cette mini-trilogie de vrai et faux caviar, l’osciètre faisant écho au quinoa fermenté, de part et d’autre d’une cuillerée de crème double du Pays-d’Enhaut et à de fins bricelets dont la farce évoque une vodka-tonic. Un dialogue entre le terroir dans ce qu’il offre de meilleur et quelques ingrédients rares venus parfois de plus loin: c’est un des fils rouges de la cuisine du MOF et du très beau repas qu’on a fait récemment à Rougemont.
La même idée est à l’œuvre dans ces Saint-Jacques de Normandie, un des must de la maison désormais, enveloppées d’un voile croustillant de pâte à beignet à la farine de riz du Vully, aux éclats de courge et de truffe, sauce périgueux… On vous proposera peut-être de l’associer à un cépage étonnant, présent en Sicile et dans les Cyclades et nommé grecanico dorato, dont la sécheresse claque comme un coup de fusil sur le moelleux de la sauce crémeuse.
Cette même architecture, cette veine créative l’ont aidé à traverser le Covid et continuer à travailler alors même qu’il avait (brièvement) perdu l’odorat et le goût. Qu’on se rassure, notre chef est à nouveau en plein forme et ses plats d’une délicatesse absolue. De la complexité technique et des réflexions, il n’en manque pas à la source de sa carte. La réalisation pourrait être plus épurée, il y travaille – mais c’est sans doute qu’un MOF ne se refait pas, surtout s’il est natif, comme Benoît, de Périgueux, dans le Sud-Ouest. L’insert de foie gras dans ce turbot breton à la chair sublime, avec ses notes de cassis et de salade hivernale d’aromatiques? Techniquement et esthétiquement remarquables, ce mets pourra déconcerter des papilles en quête de pureté et de dépouillement. On revient toutefois à la «ligne claire» avec cette volaille de la Gruyère, poireau, thé matcha et chartreuse, son camaïeu de verts et de notes légèrement amères: un des plus beaux plats qu’on ait pu goûter récemment, une pure merveille.
«J’aime explorer le registre de l’amer, note le chef, pour faire ressortir certaines saveurs: l’amer contribue à maintenir une tension, mais permet aussi de moins saler et de moins sucrer.» Des notes amères parfois associées aux agrumes, à certaine touches japonaises, ou tirées de son propre potager en permaculture voire de ce terroir qu’il qualifie d’«incroyable». L’essentiel est ainsi puisé dans ce foisonnement proche: beaucoup de fleurs et d’herbes, cultivées ou issues de la cueillette sauvage, des laitages et quelque 25 fromages de proximité, le beurre qui est transformé sur place ou encore tout le travail accompli sur les fermentations.
Pour évoquer sa cuisine, les paysages émouvants surgis de l’assiette, un des termes les plus adéquats serait une forme de «simplexité». Simplexité qui décrit bien ce dessert d’une poésie absolue réunissant litchi, champagne rosé et tagète confite. Une ballade douce-amère en trois temps et d’innombrables nuances, associant mousse et confit de litchi, sorbet champagne rosé, tagète confite, une sensualité vibrante.
Benoît Carcenat est auréolé d’un col tricolore de MOF depuis 2015 et d’une décennie à Crissier, époques Rochat et Violier, dont il fut le second. Il a quitté Crissier en avril 2016, peu après le décès de l’autre Benoît, Violier, pour voyager durant un an sur les routes et à travers les saveurs du monde, séjournant longuement au Japon, dont la philosophie le poursuit et imprègne particulièrement ses créations, de Glion aux cuisines du Valrose.
(Véronique Zbinden)