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tokyo reste la ville la plus étoilée

Un ouvrage somptueux célèbre la passion et l’inventivité de la jeune génération de chefs à l’œuvre dans la capitale nippone, ville la plus étoilée du monde.

  • Avec un total de 308 étoiles attribuées à 230 de ses quelque 160 000 restaurants, Tokyo est pour la douzième année consécutive la ville le plus étoilée du monde. (Daryan Shamkhali / Unsplash)
  • Thon snacké, betteraves, olives: un plat signé Daisuke Kaneko, marqué notamment par son passage chez Senderens, à Paris, et qui a ouvert l’As en 2012 à Tokyo. (Andrea Fazzari)

Dans le supplément que nous avions consacré en 2008 à Tokyo et à l’essor de son hôtellerie de luxe, longtemps dominée par une poignée d’opérateurs historiques, beaucoup de professionnels rencontrés sur place avaient commenté le lancement du premier Guide Michelin jamais consacré à la capitale japonaise. D’aucuns avaient accusé Michelin de céder aux sirènes du marketing en distribuant trop d’étoiles – 191, contre 97 à l’époque pour Paris –, mais Jean-Luc Naret, alors directeur de la publication, avait mis en avant la fraîcheur des produits, les techniques de cuisson et surtout l’abondance de l’offre (plus de 160 000 restaurants). Plus de dix ans plus tard, Tokyo est-elle toujours au firmament de la gastronomie mondiale? La réponse est oui, du moins si l’on se fie à l’édition 2019 du guide rouge, dans lequel 13 établissements ont décroché trois étoiles (+1), 52 deux étoiles (+3) et 165 une étoile (+29), soit un total de 308 étoiles – un record absolu!  S’il est intéressant de mentionner que quatre restaurants ont su maintenir pendant douze ans leurs trois étoiles (Kanda à Minato-ku, Quintessence à Shinagawa-ku, Joël Robuchon à Meguro-ku et Sukiyabashi Jiro Honten à Chuo-ku), il faut aussi souligner l’entrée du restaurant L’Osier, dirigé par le chef Olivier Chaignon à Chuo-ku, dans le club fermé des trois étoiles, ainsi que l’attribution, d’emblée, de deux étoiles au Kobikicho Tomoki, restaurant de sushi, situé également à Chuo-ku. Reste que toutes les bonnes adresses ne figurent pas forcément dans le Michelin. La preuve avec le livre Tokyo New Wave, dont Andrea Fazzari – née à Manhattan mais basée à Tokyo – signe à la fois les textes et les photos, et qui est une déclaration d’amour à sa ville d’adoption.   

Certains sont inconnus ou quasi, d’autres sont déjà des stars ou du moins des Local Heroes. Ils sont 31 très précisément, parmi lesquels une seule femme et un seul étranger… Ils sont partis se former à l’étranger, pour certains, plusieurs sont amis et tous semblent assidus des réseaux sociaux. Mais c’est leur passion commune qui les réunit au fil des 300 pages de Tokyo New Wave – remarquable portrait de groupe de la jeune génération de chefs tokyoïtes. Andrea Fazzari signe à la fois les textes et les photos. Cosmopolite, l’Italo-Américaine née à Manhattan mais basée à Toyko signe surtout une déclaration d’amour à sa ville d’adoption, pour son «incroyable raffinement», à ce lieu où «hospitalité, artisanat et sens du détail sont élevés au niveau d’un art».

Démarche originale et esthétique

La structure du livre est à la fois originale et esthétiquement très aboutie. Chacun des chefs est évoqué au court d’un bref portrait qui livre une première impression. Là-dessus, chacun se dévoile au cours d’une interview, avant de confier une de ses recettes emblématiques. Ces portraits sont intimistes, autant que peut l’être la pudique âme japonaise, définissant ce qui fait la singularité d’un pays, son étrangeté absolue à nos yeux, l’éducation et la culture du goût si affûtées.

Une galerie de personnalités éclectique – du très posé Shuza Kishida, un des plus jeunes triple-étoilés du monde – au très déjanté et anticonformiste Zaiyu Hasegawa (Den), posant avec son chien fétiche, parmi les leaders de cette génération bouillonnante. Zaiyu Hasegawa? On le connaît pour ses facéties, sa cuisine bourrée de clins d’œil tel le fameux Dentucky Fried Chicken, détournement malicieux d’un standard des ados tokyoïtes. Son portrait révèle un jeune homme plein d’enthousiasme et de bonheur de transmettre: «Un repas chez Den est à chaque fois une aventure culinaire, mais aussi une expérience joyeuse et novatrice», raconte en substance l’auteure.

Les lieux dépeints sont de toutes dimensions et de toute nature. On aimerait ainsi être reçu chez Takazawa – cinq tables et un îlot d’acier semblable à un autel hypermoderne – où le bonheur du client semble cardinal, autour de rituels inspirés de la cérémonie du thé. Ces restaurants sont autant d’oasis au coeur de la ville tentaculaire, qu’il s’agisse d’un bar à ramen à succès ou des quelques sushis masters présentés. Parmi ces derniers, Hiroyuki Sato dont le sushi bar étoilé de Ginza (Sushi Tokami) compte Jodie Foster et Milla Jovovitch parmi ses aficionados. Fan de surf, étrange mélange de monastique et de cool, Hiroyuki Sato écoute Miles Davis pour se détendre après le service. Contrairement à ce qu’imagine le béotien, le plus important dans le sushi n’est pas le poisson mais bien le shari (riz aromatisé), lit-on, qui détermine le poisson et non l’inverse. Cet adepte des sushis Edo-Style, marqués par le riz au vinaigre rouge de saké et les poissons gras, les crée sur mesure en fonction du mangeur.

Une double exception féminine

Autre chef dont les créations font figure d’œuvre d’art, Takaaki Sugita est l’un des plus incroyables sushis masters, à en croire l’auteure: manger chez lui «une expérience transcendante aussi puissante que peuvent l’être la peinture ou la musique, révélation de l’âme du pays».

Quant à Fumie Takeuchi, seule femme du groupe (Sushi Take), elle fait doublement figure d’exception dans ce paysage. En premier lieu parce que les genres étant particulièrement cloisonnés, les femmes cheffes japonaises sont à peu près inexistantes, mais aussi parce que le statut de sushi master leur est historiquement interdit. Les stéréotypes sexistes ont toujours cours, selon lesquels la taille et la température de leurs mains affecteraient la chair des poissons ou que le maquillage interférerait avec leur odorat.

A 18 ans, Fumie Takeuchi quitte le Japon, brouillée avec son pays; en Angleterre, elle trouve un petit job dans un gîte pour backpackers, bien qu’elle ne parle pas un mot d’anglais. A son retour, elle réalise que la seule chose qu’elle aime plus que la musique et la mixologie, son autre passion, ce sont les sushis… Il lui faudra une volonté et une audace hors normes pour parvenir à pousser la porte d’un Sushi Master et s’initier à cet art interdit.

L’autre «intrus» de ce paysage tokyoïte est un Français aux origines italo-tunisiennes. Lionel Beccat est un nomade, venu ouvrir le restaurant de Michel Troisgros en 2006, avant de créer le sien (Esquisse). Passionné d’art, de cinéma et d’architecture, Lionel Beccat crée des plats d’une poésie inouïe mais aussi d’une complexité folle, révélant peu à peu des flaveurs insoupçonnées.

Plusieurs restaurants portent des noms français, hommage aux techniques, à la culture et aux maîtres qui ont marqué cette jeune génération. Ainsi Florilège, dont on pourrait imaginer que la carte relève de la cuisine fusion. Pourtant l’expression limiterait trop le talent et la verve de Hiroyasu Kawate, le jeune chef aux commandes. Terroir, découverte, note futuriste, autant de concepts pour tenter de classer cette raviole ouverte Ayu and Ayu, mêlant fruit de la passion, crème, petit pois et pancetta. Une bonite aux palourdes blanches et sauce café. Un carpaccio de wagyu au consommé de betterave, huile de persil, pommes purée.

Cuisine française à la japonaise

Cuisine française avec des méthodes japonaises pour Shudo Kishida (Quintessence) premier à obtenir d’emblée trois étoiles dès la première édition du guide Michelin Tokyo en 2008. A ce propos, on rappellera que depuis que les guides occidentaux se sont lancés dans l’exploration du continent asiatique, leur pêche se fait d’année en année plus miraculeuse. Tokyo est ainsi de loin la ville la plus étoilée du monde (lire page 1).

Koji Koizumi est en quelque sorte l’équivalent culinaire du mythique réalisateur Yasujiro Ozu. Fasciné comme lui par la nature et son éphémère, le passage des saisons, voire des micro-saisons – dont on apprend qu’elles sont au nombre de 24. Kohaku, son restaurant triplement étoilé est la vitrine de «l’esprit artistique et de la philosophie kaiseki», ou haute cuisine, empreinte de symbolisme et de la conviction des bienfaits des aliments pour la santé.

Yosuke Suga (Sugalabo) porte également une forte empreinte française pour avoir travaillé seize ans durant avec Joël Robuchon dont il fut le chef à New York et à Roppongi, un des quartiers chics de Tokyo. Homme pressé, décrit comme perfectionniste et ambitieux, celui qui pose au volant de sa Porsche se définit comme atypique: plus affirmé que timide, voire agressif et direct comme un Français.

Toshifumi Kakahigashi est au contraire habité par l’Italie, pays où il a travaillé et «laissé son âme», et voit plusieurs similitudes entre ces deux traditions : la présence d’umami dans le dashi et le parmesan, voire les spaghettis à la tomate, mais aussi le fait de cuisiner peu d’ingrédients de manière complexe. 

Une autre rencontre dont on rêve en feuilletant le livre d’Andrea Fazzari? Shinobu Namae, le très éclairé et encensé créateur de L’Effervescence. Un idéaliste constructif en quelque sorte, convaincu que la paix et l’harmonie peuvent être atteints grâce à la cuisine et qui raconte comment la rencontre de Michel Bras a changé sa vie. Un pied dans la tradition, l’autre dans la modernité, à l’image du Japon contemporain, un chef nomade mais très attaché à la cérémonie quotidienne du thé, et enraciné dans son terroir qu’il parcourt pour y rencontrer les producteurs, dont certains travaillent le miso, le soja, la bonite ou le saké depuis plusieurs générations: «La nature est une partie de moi et je suis une partie de la nature.»

(Véronique Zbinden)