Izzeldin Bukhara passait ces jours par la Suisse et le Refettorio, à Genève. Pour ce descendant de grands maîtres soufis, la cuisine est une forme de méditation et d’art.
La cuisine est une forme de méditation pour Izzeldin Bukhara. (Grégory Maillot/point-of-views.ch)
Né à Jérusalem voici quarante ans, rien ne le prédestine véritablement à devenir chef, si ce n’est une famille appréciant une bonne table. La famille d’Izzeldin Bukhara? Elle a des origines fort anciennes en Ouzbékistan, dans la ville étincelante, qui lui donne son nom et qu’elle quitte au XVIIe siècle pour la Palestine. Maîtres soufis, les ancêtres du jeune homme créent puis dirigent durent 350 ans le centre soufi de Jérusalem, jusqu’au décès du père d’Izzeldin.
Parti étudier aux Etats-Unis à 23 ans, celui-ci s’installe d’abord en Arizona, avant de voir ses projets bouleversés par deux événements marquants. La cuisine de son pays natal lui manque et, en quête de houmous, Izzeldin se rend compte qu’il est là-bas de très mauvaise qualité. Il se met à confectionner son propre houmous et cuisine des plats palestiniens pour son entourage. «Je découvre alors que la cuisine peut être un processus méditatif et relaxant», raconte-t-il.
En Palestine, sa famille se voit peu à peu dépossédée de la plupart de ses biens par des escrocs, plus récemment en raison de la situation politique: la communauté soufie a perdu son influence et est désormais mal considérée par les autres musulmans. Le deuxième événement, plus dramatique, est le décès du père d’Izzeldin. Au bout de cinq années à sillonner les Etats-Unis en travaillant dans des restos, de l’Arizona au Minnesota, puis à l’Oregon et à la Californie, sa mort l’amène à changer ses plans et à revenir à Jérusalem. «J’avais désormais choisi la cuisine et voulais alors me rapprocher de ma mère, de ma culture et mon héritage culinaire.»
Izzeldin envisage d’ouvrir un restaurant, mais n’en a pas vraiment les moyens. Le début des années 2000 coïncide avec le succès des pop-up, la grande tendance du moment. Sacred Cuisine sera ainsi créé en 2005 sous forme d’événements culinaires (mariages, anniversaires et autres célébrations), tout en proposant des food tours et autres cours de cuisine. Sacred Cuisine rencontre rapidement un joli succès, et Izzeldin est invité au Qatar, en Turquie, en République tchèque, au Royaume-Uni, à Vienne, en Espagne et jusqu’à Genève, où il organisait fin août trois événements au Refettorio de Walter el Nagar.
A quoi ressemblent ses plats? Basée sur la tradition palestinienne et moyen-orientale, cette cuisine est riche en légumes, céréales, fruits, herbes, épices et saveurs typiques. «Elle est aussi influencée par le concept swami du jeûne: les gens deviennent végétaliens pendant ces quarante jours, comme le faisaient les chrétiens», explique Izzeldin. «Le meilleur exemple est le falafel, créé par les Coptes d’Egypte. Ils voulaient créer quelque chose pour le carême qui soit rapide à préparer et riche en protéines. Certaines personnes pensent encore qu’un repas n’est pas complet s’il ne contient pas de viande. Mais nous savons que c’est faux et que les régimes végétaliens ou végétariens peuvent être tout aussi délicieux.»
Sacred Cuisine vise également à limiter les pertes et éviter tout gaspillage. Les épices les plus courantes vont du curcuma aux graines de coriandre, en passant par la cardamome, le piment de la Jamaïque, le clou de girofle, la noix de muscade et les graines d’aneth. Le menu servi au Refettorio comprenait ainsi des manquish rolls (halloumi, zaatar, mousse de yaourt et huile d’olive) et des mushkan rolls (pleurotes rôties, oignon caramélisé, sumac, mélasse de grenade), rummaniyeh (lentilles et aubergine, tahini, grenade, huile d’aneth, servi avec salade de tomate, oignon rouge et aneth frais) maqluba végétal (riz basmati, en couches alternées avec aubergine, chou-fleur, tomate, accompagné de yoghourt au concombre et menthe), brochettes de pastèque et enfin pouding rose et pistaches.
Izzeldin Buhkara, Chef di Cuisine
Les saveurs évoquent un peu la cuisine indienne, mais sans être trop marquées: les épices ne prennent jamais le dessus. Izzeldin dit vouloir rechercher plutôt un bon équilibre entre celles-ci et les saveurs fruitées, végétales, herbacées. La couleur est importante.
«En arabe, on dit que l’œil mange en premier et il y a aussi une dimension artistique, la nourriture est une forme d’art comestible. Lorsque j’ai créé Sacred Cuisine, je voulais intégrer la spiritualité et le soufisme, sans savoir très bien comment. Lire la poésie de Rumi m’a éclairé et fait comprendre l’analogie entre nourriture et soufisme. Il a notamment écrit un poème intitulé Le cuisinier et les pois chiches. C’est une conversation entre un chef et des légumineuses, celles-ci lui demandant pourquoi il les torture et les ébouillante, à quoi il répond en expliquant que les pois chiches prennent vie pour être cuisinés de la plus délicieuse des manières. C’est un très beau poème. Le soufisme dit encore que la forme la plus élevée d’adoration est de nourrir quelqu’un et non de vénérer Dieu. C’est ma source d’inspiration: cuisiner est une forme de méditation.»
Véronique Benoit