Depuis quelques semaines, les ventes de conserves explosent. La recette n’a guère évolué depuis sa création, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
Du blé, de la viande, des tomates. Prenez ces trois ingrédients, ajoutez un soupçon d’épices et quelques nuances, faites mijoter, emballez le tout dans un écrin de fer-blanc. On le donnait pour mort, victime de la concurrence des surgelés, de la vague des livraisons à domicile, sa réputation ternie par l’affaire des lasagnes de cheval. Et caramba, le revoici au top de sa forme! Il? Le ravioli en boîte, véritable icône helvétique lancée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, avec l’aura d’une «exquise spécialité italienne» («Exquisite italienische Delikatesse »).
Chez Hero, un des leaders de la conserve mythique, les ventes ont doublé depuis le début de l’année, triplé durant le mois de mars. Coop annonce une hausse sensible, alors que Migros qualifie la demande d’«incroyable». Confronté aux rayons vidés à mesure de leur réassort, le responsable chez Migros de l’assortiment conserves Marcel Ospel avoue «n’avoir jamais rien vécu de tel et s’atteler à produire davantage».
Tout a commencé le lundi 24 février, moment clé de l’épidémie correspondant à un changement d’état d’esprit, début de la ruée sur les boîtes de fer-blanc comme si la survie d’Homo sapiens en dépendait. De quoi parle-t-on? Petit flashback sur un standard helvétique.
«Après un premier essai en 1936, stoppé par la guerre, Hero lance la production de raviolis en boîte en 1948, raconte Norma Valentinetti, porte-parole de la marque. Présenté comme une nouveauté un peu exotique du fait de son origine italienne, le ravioli en boîte s’est très vite trouvé un autre créneau: celui de denrée d’urgence et de survie, ne nécessitant ni réfrigération ni long temps de préparation.»
Pour mémoire, on doit au Français Nicolas Appert, en 1795, le procédé pionnier de mise en conserve des aliments (ou appertisation). La conserve naît – déjà – dans un pays «en guerre», pour reprendre le mot du président Macron: les armées napoléoniennes meurent alors davantage du scorbut que sur les champs de bataille et le gouvernement promet une prime à qui résoudra le casse-tête du ravitaillement. Dans son traité de 1810, Appert décrit précisément la méthode consistant à faire le vide d’air et chauffer – même s’il faudra attendre Pasteur, 60 ans plus tard, pour établir le lien entre traitement thermique et destruction des germes.
Les débuts de cette industrie en Suisse remontent aux années 1850-65 avec des entreprises telles Wander, Anglo-Swiss Condensed Milk, Nestlé, Maggi mais aussi, surtout, les frères Wallrad Ottmar et Philipp Emil Bernhard. Leur Conservenfabrik ouverte à Rorschach en 1868 se fait connaître en tant que fournisseur de viande en conserve pour l’armée, tiens, tiens, et donnera naissance à la marque Roco, avec son insolent perroquet en 1916. Les premiers clients des conserveries sont alors la restauration et l’hôtellerie.
Quoi qu’il en soit, pour revenir aux années cinquante, les pubs d’alors évoquent l’italianité, l’appel du large et l’envie de nouveauté au sortir de la guerre. «Ce mets séduisant mais prêt rapidement permet à la ménagère d’assumer son rôle en servant un repas chaud et cuisiné, tout en assumant d’autres tâches», relève l’ethnologue de l’alimentation Isabelle Raboud-Schuele.
L’environnement économique et social est en train de changer – les femmes échappent peu à peu à l’emprise des trois K version suisse (pour Kinder, Küche, Kirche). Et la Suissesse des années 50-60, cette maîtresse de maison accomplie qui apprend à jouer sur tous les tableaux, d’y ajouter «sa» touche maison, par exemple en les gratinant au fromage.
«La boîte de raviolis a ainsi un goût inoubliable, en particulier pour les générations nées dans les années 1950 et 60, relève l’ethnologue. Appréciée par nos mères pour son côté pratique et moderne, on l’associe aux jours où on n’a pas eu le temps de cuisiner, au premier soir du camp de ski avant que le cuistot ait pu travailler, à l’arrivée au chalet ou au camp scout avant l’installation de la cuisine. Avec en prime la qualité qu’elle doit à son origine militaire, le fait de pouvoir être chauffée sur n’importe quelle source de chaleur, feu, four à bois ou réchaud de camping, voire pas du tout.» Tout le contraire des surgelés et des pizzas livrées qui l’ont quelque peu éclipsée, «sans jamais marquer l’imaginaire comme la boîte de raviolis par ses goûts caractéristiques».
En 2019, quelque 3 700 000 kilos de raviolis en conserves ont été vendus, soit une boîte ou 430 grammes par an et par tête. Autant dire que, malgré les aléas traversés depuis près d’un siècle, même hors pandémie, l’Helvète aime toujours autant ses conserves fétiches. C’est un peu le monde à l’envers, relève Tristan Cerf, porte-parole de Migros: «En un mois, tous les paramètres se sont inversés. La tendance était à l’ultrafrais et au vrac, on nous demande aujourd’hui son exact contraire. Souvenez-vous de "Février sans supermarchés" et essayez de comprendre la frénésie acheteuse de ces jours. Alors même qu’il n’y a aucun besoin de faire des réserves, l’approvisionnement étant assuré.»
Le réflexe du hamster souvent évoqué ces temps renvoie singulièrement à la stratégie de survie mise en place dans les années soixante, avec des abris anti-atomiques jusque dans la moindre zone villas, l’obligation faite aux civils de prévoir le pire et de planquer des provisions de guerre.
Warhol a vu dans la soupe Campbell l’incarnation de l’idéologie consumériste et du rêve américain; eût-il été natif de Bischofszell ou de Lenzburg, il aurait sérigraphié des montagnes de boîtes de raviolis. L’affaire ne fait aucun doute. La mythologie helvétique incarnée dans un cylindre de fer-blanc.
(Véronique Zbinden)