La jeune cheffe offre, en une trentaine de recettes, sa relecture personnelle et malicieuse du répertoire culinaire helvétique.
Connaissez-vous vos classiques de la cuisine suisse? A cette question, la plupart des lecteurs demeureront perplexes. Hormis les deux icones fromagères roboratives que sont la fondue et la raclette – censées incarner l’alpha et l’omega du patrimoine helvétique – les Suisses les connaissent peu ou mal. Ou peut-être peinent-ils simplement à franchir les frontières cantonales et à faire preuve de curiosité. Les Vaudois biberonnent au papet, les Genevois aux cardons et à la longeole, les Bernois au Berner Platte et les Zurichois à l’émincé du même nom. Au final, on obtient au mieux une mosaïque de mets disparates, quoique pas dénués d’intérêt.
C’est à peu près ce que s’est dit Alba Farnòs Viñals en découvrant peu à peu les classiques de son pays d’adoption, ignorés pour la plupart par ses habitants euxmêmes. Un regard extérieur étant parfois la meilleure manière de voir enfin les paysages qui nous sont familiers. La talentueuse cheffe de l’Auberge de Montheron, d’origine catalane s’est ainsi attelée à porter un œil neuf sur une trentaine de plats phares du répertoire, de la cuchaule à la tarte aux oignons, en passant par la croûte aux morilles, le gâteau aux carottes et la tarte à la raisinée. La trentenaire est passée par l’Ecole du Vin de Changins, mais aussi par les cours de Ferrandi à Paris et par un stage chez le formidable Pascal Barbot, à L’Astrance, se réorientant après des études en sciences de l’environnement. On dira d’elle qu’elle est une toucheà-tout facétieuse, qui s’appuie sur des bases solides et se laisse porter, au gré de sa fantaisie, par ses voyages en Asie, son enfance catalane aux parfums de fruits de mer et d’anis ou encore de son goût marqué pour les fermentations.
Alba Farnòs Viñals, Cheffe de Cuisine
Les Lausannois se souviennent notamment de son passage à Renens, où elle avait ouvert le regretté GRAM, avant de reprendre, avec son complice Paul Marsden côté salle, l’Auberge de l’Abbaye de Montheron, au cœur des Bois du Jorat. Autre expérience marquante, cette étape vaudoise, dans un terroir de Cocagne, regorgeant de bons produits, a fait le reste. Il lui manquait encore à transposer par écrit ses idées buissonnières, ce que rechignent à faire de nombreux chefs. C’est chose faite avec un livre à son image, dont le titre la décrit bien: Hors du moule.
Hors de tous les moules même, Alba s’amuse à métamorphoser l’émincé zurichois (veau, vin, champignons) en un tartare veau-chanterelles, surmontant un paillasson de pommes de terre, crème double au chasselas. La cuchaule devient un baba safrané et les capuns grisons se muent en dolmas aux feuilles de bettes, sauce Mornay au fromage d’alpage et viande séchée.
On adore également l’idée de la croûte aux morilles rhabillée en bao avec son cœur moelleux aux champignons et savagnin et on goûterait volontiers, même si on hésite devant des tripes, à sa busecca déguisée en dumpling. Alors que la raclette valaisanne prend des allures japonaises en s’accompagnant de korokke, ces petits beignets servis un peu partout. Que la soupe de châtaigne revisite l’ajo blanco rafraîchissant des Espagnols. Et que le risotto tessinois se glisse dans des rouleaux de printemps, basilic thaï et sauce soja au merlot.
C’est un voyage, c’est à un périple gourmand aux étapes imprévisibles autant que gourmandes que nous convie la cuisinière. Le design est sobre, avec ici ou là quelques schémas de montage pour les architectures les plus périlleuses et l’on apprend au passage quelques anecdotes ou données historiques sur de nombreux mets. Le malakoff et son origine mercenaire à l’heure de la Guerre de Crimée et du siège du fort éponyme. Pourquoi la soupe d’orge grisonne? Au Moyen Age déjà, cette céréale était l’une des rares à pouvoir se cultiver dans les vallées alpines. Que le papet vaudois se nomme ainsi en référence à la papette, autrement dit une forme de bouillie dans l’idiome local. Et que l’émincé de veau zurichois, aujourd’hui incontournable à l’heure de la fête printanière du Sechseläuten, aurait été inventé en 1947 par une certaine Rosa Graf, en s’inspirant probablement d’un plat autrichien. Les desserts ne sont pas laissés pour compte: difficile de ne pas craquer pour son parfait glacé à la crème double et coulis de fraises, la panna cotta au lait d’avoine ou la crème prise au vin cuit, chantilly, crumble de lait.
Alba Farnòs Viñals estime depuis qu’elle s’y est installée que la Suisse regorge d’excellents produits, «souvent insuffisamment valorisés, éclipsés par sa propension à se focaliser sur le sempiternel duo chocolat-fromage». La cheffe déplore ainsi que le pays n’éprouve guère de fierté pour son patrimoine et son histoire, contrairement à la France et aux autres pays voisins. Une méconnaissance due au cloisonnement entre les régions linguistiques, voire les cantons, selon celle qui a fait mieux que s’acclimater en se fondant dans le paysage helvétique, ses forêts, ses montagnes et sa flore sauvage.
(Véronique Benoit)

Déstructurer sans dénaturer: avec son livre entre les mains, surtout, le lecteur redécouvre que la cuisine est aussi un jeu et, au-delà de la technique, un moment de pure créativité et d’amusement.
Editions Helvetiq
152 pages
ISBN 978-2-88977-056-4