A Varsovie et Shanghai, les vins moldaves, frais et fruités, sont appréciés surtout pour leur prix bas. Ils tentent une percée sur le marché suisse, moins sensible à cet argument qu’à celui de la qualité.
Du mercredi 25 au lundi 30 avril, le Salon Arvinis accueille au Centre de congrès de Montreux les vins moldaves comme invité d’honneur. A quatre ou cinq exceptions près, les vins moldaves ne sont pas importés en Suisse. Pourtant, une dizaine de producteurs venus de Chisinau, la capitale, seront sur le stand d’honneur, et feront déguster plusieurs vins, blancs, rouges, doux et mousseux. Avec 80 000 hectares de vignes, la République de Moldavie, coincée entre la Roumanie et l’Ukraine, est cinq fois plus vaste que le vignoble suisse, mais n’a produit que deux fois plus (180 millions de litres) en 2017. Empêchée d’exporter en Russie depuis douze ans par un embargo, elle s’est tournée vers la Chine, avec un succès certain, puisqu’elle est son deuxième plus gros importateur, derrière la Pologne et à égalité avec la Roumanie. Avec cette dernière, la Moldavie avait formé la Bessarabie. Malmenée par les invasions, depuis l’empereur romain Trajan jusqu’à Staline, en passant par les Ottomans, la Moldavie a dû plus d’une fois se reconstruire… Des Suisses, encouragés par le tsar Alexandre 1er, partis de Vevey en 1822, y ont même posé un jalon important, dans la colonie vitivinicole de Chabag, désormais située en Ukraine. Privée de son principal débouché à l’est, la Moldavie a pris son destin en mains, avec l’aide des Américains, et veut se profiler comme région œnotouristique, avec l’aide des Suédois. 60% du vignoble est planté en cépages blancs, dont une petite partie est vinifiée en vin mousseux et 40% en rouge. Derrière la vague des cépages internationaux arrivent des cépages partagés avec la Roumanie. Et qui donnent des vins d’un grand intérêt, a pu constater Pierre Thomas, qui a visité plusieurs caves, ce printemps.
Qui connaît la Moldavie, indépendante depuis 1991, avant même de parler de ses vins? Le pays est grand comme la Suisse (les Alpes en moins…), coincé entre l’Ukraine et la Roumanie, sans accès sur la mer Noire. Les relations personnelles du directeur de l’Office des vignes et des vins moldaves, Gheorghe Arpentin, œnologue formé en Crimée soviétique, expliquent la visite du réputé plus pauvre pays d’Europe auprès du plus riche. Il a notamment convié l’œno-parfumeur vaudois Richard Pfister à former des professionnels du vin à l’«analyse sensorielle», la forme scientifique de la dégustation.
Car tout est à reconstruire dans le pays, membre de la CEI (Russie et satellites de l’ex-URSS) et proche de l’Union européenne grâce à un accord d’association signé pour cinq ans en juin 2014, huit ans après que la Russie eut décrété un embargo sur les vins, renouvelé plusieurs fois depuis. Du jour au lendemain, l’économie vitivinicole s’est effondrée, car, longtemps, la Moldavie fut, avec la Géorgie, le principal pourvoyeur de vins de l’URSS et de ses pays satellites, expédiés en vrac.
La plupart des «nouvelles» caves ont récupéré les locaux de ces anciennes structures: 140, pour 40 entreprises nouvelles. Le vin d’alors n’avait rien à voir avec les ambitions affichées aujourd’hui: il s’agissait de produire, dans des citernes d’acier émaillées, du vin rouge doux, avec un important sucre résiduel, expédié en URSS, où il était mis en bouteille. Mais aussi des «ersatz» de xérès, porto, cognac et autres champagnes. Des mousseux dont la Moldavie a conservé l’expertise, notamment grâce à Cricova. Ce «combinat» est toujours une entreprise contrôlée par l’Etat. Pas un gouvernant, de l’Est – Vladimir Poutine y aurait fêté son anniversaire en 2002 – ou de l’Ouest – photo d’Angela Merkel un verre
de «sekt» local à la main – n’a échappé à la visite en petit train d’une dizaine de kilomètres (sur 200 km, record du monde!) de fraîches galeries à 100 m sous terre, non loin de la capitale, Chisinau, où vit un cinquième des 4 millions d’habitants du pays. Jusque dans les années 1950, ces galeries n’étaient que des carrières, dont on a extrait les moellons de calcaire blanc qui ont servi à construire quelques palais sous l’ère du tsar, puis de Staline. Entre-deux, la Moldavie ne fit qu’une avec la Roumanie. Une partie de la population réclama même son intégration au pays voisin, par des manifestations, la «Twitter révolution», en avril 2009. La Moldavie y gagnerait sa place dans l’Union européenne, alors qu’une majorité populaire, après avoir élu en 2016 un président socialiste (communiste) pourrait, cet automne, renvoyer les démocrates (libéraux), accusés de corruption, avec un possible retour dans le giron de Moscou.
De tout cela, on parle peu ou prou dans les caves, tournées vers la Pologne, la Chine, la Roumanie et les pays baltes, principaux importateurs. Les vins moldaves se signalent sur ces marchés de nouveaux consommateurs par un prix bas, autour de 1,50 franc suisse, au départ de la cave. Et une qualité imbattable en regard du prix! L’hyperactif Victor Bostan, propriétaire de Château Purcari, affirme que son pays «n’a pas encore développé plus de 5% de ses capacités en vins de qualité. On a tout: un excellent climat ni trop chaud, ni trop froid, de l’eau en suffisance s’il faut arroser, des terres argilo-calcaires et sableuses diversifiées et une législation qui reconnaît ces différences», par trois IGP (indication géographique protégées) délimitées (Codru, Stefan Voda et Valul lui Traian), en attendant trois AOP (appellations d’origine protégie), plus sélectives, en projet. Celui qui fut responsable d’une grande cave soviétique, est revenu au pays pour reconstruire un «château» sur une cave de l’ancien régime. Il en a acquis d’autres, dont Ceptura, en Roumanie, pays voisin où ses vins moldaves «sont leaders dans le secteur premium», dit-il fièrement. A Purcari, il a replanté 260 ha de vignes, sur un plateau dominant le Dniestr, qui fait frontière, à l’Est, avec l’Ukraine et la poche sécessionniste et indépendante de Transnistrie, sur la rive gauche du fleuve.
Le succès des vins moldaves chez les voisins roumains s’explique par l’Histoire. L’Est de la Roumanie, la Moldavie actuelle et une partie de l’Ukraine, formaient un tout, sous le nom de la Bessarabie, coupée en deux en 1812 déjà. Partageant la même histoire, parlant la même langue, cette entité brièvement roumaine fut ensuite dépecée en trois par Staline au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La capitale, Chisinau-Kichinev, paya un lourd tribut d’abord aux nazis, allemands et roumains, avec la déportation d’un important ghetto juif, puis à la brutale reprise stratégique par les Soviétiques — la ville fut quasiment rasée... «Notre vin a connu un destin épique légendaire, digne du Phénix», résume Diana Lazar, une diplômée de l’université de Bordeaux, coordinatrice d’un programme américain de redynamisation du secteur vitivitinicole, avec des subsides à la clé assurés jusqu’en 2020.
Certains se réclament même de l’expédition des Vaudois, en 1822, au temps du tsar du lac Léman au liman — la lagune formée par le Dniestr, avant de se jeter dans la Mer Noire — pour affirmer qu’ils sauvèrent la vigne dans la région. Aujourd’hui situé dans la partie ukrainienne de l’ancienne Bessarabie, ce domaine du village de Chabag, rebaptisé Shabo, a été restructuré par un investisseur venu de Géorgie et qui cultive plus de mille hectares de vignoble...
Auparavant, la vigne, dut triompher de Trajan, l’empereur romain qui écrasa les Daces. Puis être préservée durant l’occupation et les guerres avec les Ottomans (du début du 15e au milieu du 19e siècle), être sauvée du phylloxéra, au début du 20e siècle, et, enfin, survivre à 1985, quand la pérestroïka de Michael Gorbatchev se mua en prohibition. Par sa «loi sèche», Moscou encouragea les paysans à arracher des milliers d’hectares, de sorte que le vignoble moldave diminua de 180 000 à 78 000 hectares. Dans la cave d’Etat de Milestii Mici, on conserve un trésor de 15 000 bouteilles sauvées de la destruction à cette époque, stockés dans des galeries souterraines parmi le million et demi de flacons inscrits au Guiness Book des Records en 2005, comme plus importante collection de vins du monde, et qui fait la joie des Chinois, qui peuvent se fournir en flacons de 30 à 40 ans sous emballage «historique», vendus pour une poignée d’euros.
Les grandes caves conservent toutes des milliers de bouteilles, comme un «trésor» et, curieusement, ne les proposent guère à la dégustation. C’est que, ces dernières années, après l’embargo russe, le vignoble a dû changer de physionomie et les vins de style. Pour ce faire, 360 millions de francs ont été investis depuis dix ans. D’abord, il y eut des cépages internationaux, chardonnay, riesling, traminer et sauvignon blanc, et cabernet sauvignon, merlot et malbec en rouge, mais aussi saperavi de Géorgie, susceptibles de plaire aux Russes. Et des pinots, noir, blanc et gris, le premier pour le vin mousseux en méthode dite traditionnelle. Aujourd’hui, la tendance va vers des cépages partagés avec la Roumanie, comme les feteasca blanches (alba et regala) et rouge (negra), ou locaux comme, en blanc, viorica ou alborisca, en voie de replantation, comme au Château Vartely, dont la réputée feteasca regala, IGP Codru, va passer de 20 à 30 ha. Cette cave, équipée d’un restaurant et de résidences, propose une gamme variée de vins et d’alcools, distillés par un alambic acquis sur les bords du lac de Constance, explique l’œnologue Arcadie Fosnea, formé en Allemagne.
Les domaines sont vastes et les capacités des caves se chiffrent en millions de litres, comme à Castel Mimi. La jeune propriétaire, l’élégante Cristina Frolov, fille d’un entrepreneur qui a réussi dans la construction et les télécommunications, est déterminée à planter davantage que les 100 hectares actuels. Reconstruit par un architecte italien, cet impressionnant «château», à la façade datant de 1833, est doté d’un restaurant, de maisons d’hôtes et d’un hôtel. Car l’œnotourisme se développe, encouragé par des subsides suédois: «Ainsi, les Nordiques espèrent faire revenir au pays les centaines de milliers de migrants qui l’ont quitté ces dernières années», explique Diana Lazar.
A une demi-heure de route de l’aéroport de Chisinau, Asconi investit aussi dans l’hôtellerie: un village de maisonnettes en style traditionnel, avec poêle à bois et toit de chaume, est en voie d’achèvement. Si à Castel Mimi, on vise la clientèle branchée avec une cuisine gastronomique internationales de haut niveau, à Asconi, on cultive une fibre culinaire rustique, sous la supervision de la fille du propriétaire, formée dans une école hôtelière de… Montreux. Les vins y sont à mi-chemin de l’ancien et du moderne: on y sert l’inévitable cabernet sauvignon – qui ne rebute pas les Chinois pour qui il symbolise le vin rouge... comme à Bordeaux! – mais aussi des «vins de glace» dont la responsable de la qualité, Cornelia Cazacu, assure qu’ils doivent tout aux grands froids de décembre. De fait, muscat délicatement fruité, rosé de cabernet surprenant, et riesling de belle acidité forment un trio original. Sans omettre un «Kagor», très à la mode à l’époque soviétique et auquel les Moldaves sont restés attachés, un cabernet sauvignon surmaturé, puis fermenté sur son marc, et stabilisé à l’alcool, à 16 degrés pour 160 grammes de sucre résiduel. Un vin rouge doux d’un autre temps, et loin d’être sans intérêt, qui change de nom, pour respecter les engagements pris envers l’Union européenne, Kagor ressemblant par trop à Cahors (AOP du Sud-Ouest de la France). Cette icône (soviétique!) se nomme désormais Pastoral pour rappeler son usage de «vin de messe» par les orthodoxes.
Dans un milieu vitivinicole partagé entre le goût international (chardonnay en barriques, cabernet-sauvignon standardisé et mousseux en méthode traditionnelle) et l’originalité locale, la feteasca negra et le rara negra, en vin rouge, représentent les plus intéressantes cartes moldaves.
De petites caves voient le jour, comme Etcetera, des frères Igor et Alexander Luchianov. Sous un habillage soigné, qui a remporté un prix du design d’étiquette à Milan en 2016, ils proposent des vins d’une belle pureté, dont une étonnante carménère et des «cuvées» blanche et rouge, élevées en barriques de chêne hongrois et russe. Leur prix atteint 20 francs la bouteille dans les meilleurs vinothèques et bars à vins de Chisinau: hors de portée du Moldave au salaire moyen de 200 francs suisses par mois. Mais ces vins sont exportés aux deux tiers. Les frères, patrons durant plusieurs années de casinos, non pas moldaves mais texans, ont tout misé sur une martingale, combinaison de vins, d’œnotourisme et de champ de lavande. Tout un symbole: le vignoble moldave ne manque ni d’audace, ni de couleurs, ni de parfums, exotiques aux confins de l’Europe.
(Pierre Thomas)
Dégustation d’une sélection de vins moldaves à Arvinis le 28 avril à 17 h 30.