La jeune cheffe de l’Osteria Gucci, à Florence, vient de décrocher son premier macaron Michelin. Du Mexique à l’Italie, en passant par le Pérou, l’Espagne, le Japon et le Danemark, son parcours impressionne.
Un an après avoir ouvert l’Osteria Gucci, vous décrochez votre première étoile dans l’édition 2020 du guide Michelin Italie: félicitations! Y a-t-il une recette?
Karime Lopez: Sincèrement, je n’ai jamais travaillé pour les étoiles et je ne vais pas commencer maintenant. Cela nous met une pression inattendue et supplémentaire, mais je veux juste continuer à faire de mon mieux avec tout mon engagement et tout mon coeur. Les distinctions sont importantes pour une équipe, cela dit, ça aide à croire en soi.
C’était en novembre dernier et vous étiez la seule femme promue parmi 33 nouveaux étoilés… Un chiffre qui en dit long sur l’état de la parité dans la gastronomie?
En effet, il y a encore beaucoup de travail… On entend différentes voix, dont les plus radicales disent qu’il faudrait notamment refuser les récompenses réservées aux «femmes chefs», considérées comme un alibi. Personnellement, je pense au contraire qu’il faut les accepter et s’en servir pour faire avancer la cause de la parité. Une récompense, une étoile te permettent d’être écoutée, te mettent dans la lumière et c’est aussi l’occasion de signaler qu’il y a un problème, quand les femmes sont tout le temps en train de s’excuser d’être là et de dire merci. Je pense que c’est la seule manière de faire entendre sa voix et de motiver d’autres femmes. J’aimerais leur dire: oui c’est dur, mais c’est possible!
Comment pourrait-on décrire votre cuisine à l’Osteria Gucci?
L’idée de départ, discutée avec Massimo Bottura, était de marier produits locaux et inspiration globale, de faire en sorte que chaque plat raconte une histoire. Un peu comme dans son premier livre, dont le sous-titre était: Viens en Italie avec moi. Le propos consiste à emmener les gens en voyage sans qu’ils quittent leur siège, avec des techniques et des idées d’un peu partout et des ingrédients italiens… La brigade – moyenne d’âge de 25 ans et quatre filles pour six garçons – a des origines multiples: Italie, Canada, Suède, Espagne, Bolivie, Venezuela. C’est une richesse et l’inspiration est faite de nos parcours multiples. Parmi les plats déjà emblématiques, la tortilla de maïs violet, bonite marinée façon ceviche, avec coriandre, avocats et agrumes siciliens. Ce plat raconte mes origines mexicaines et mon histoire. Il y a aussi le Taka Bao, baptisé en hommage à mon mari (Takahiko Kondo, chef de Massimo Bottura à l’Osteria Francescana, à Modène). J’adore ces petits pains vapeur que mon mari japonais fait souvent à la maison. J’ai créé ma propre recette avec de la cinta senese, cette race ancienne de cochons noirs très savoureux, du chou violet mariné au balsamique pour l’umami, de la pomme verte et de la coriandre. Il y a aussi le tortellino, crème de parmesan, un plat traditionnel d’Emilie que nous revisitons en hommage à Massimo Bottura et sa région.
Et comment est né ce projet singulier qu’est l’Osteria Gucci?
Alessandro Michele a repris la direction artistique de Gucci en 2015, lançant un projet après l’autre. Le musée Gucci existait déjà, au même endroit mais c’était un lieu plus traditionnel, dédié aux collections et archives de la marque. Il a voulu en faire un endroit vraiment vivant, avec des interventions artistiques et un restaurant. Massimo Bottura est un ami d’enfance de Marco Bizzarri, CEO de Gucci, et c’est comme ça qu’est né le projet. Un jour, Massimo est venu me voir en faisant beaucoup de mystères et voilà le résultat, ouvert début 2018. On a tout refait, j’ai beaucoup appris à toutes les étapes, notamment avec les architectes. Alessandro Michele s’est occupé de la partie design, j’ai choisi la vaisselle, les verres, le décor de table chez Ginori, des formes simples. C’était beau de voir grandir un endroit, d’ajouter les miroirs dans ce salon, ça fait Versailles.
On vous connaît encore assez peu: comment naît votre vocation?
J’ai grandi à Quirataro, au centre du Mexique, avec une maman prof de langues et un papa qui gérait plusieurs restaurants. On mangeait très bien, avec souvent des chefs et des amis qui venaient cuisiner à la maison. Enfant, j’étais très portée sur les activités artistiques, je passais mon temps à dessiner, faire des installations ou encore des sculptures avec les bibelots de maman. Là-dessus, je me suis inscrite aux Beaux-Arts à Paris. J’étais au pair dans une famille française et suivais un cours préparatoire de français à la Sorbonne. J’ai vécu un grand choc culturel, et j’ai commencé par quitter ma famille d’accueil pour m’installer en coloc dans le quartier latin. J’habitais à deux pas d’une boutique de Pierre Hermé et, quand j’ai découvert son univers, ça a été une révélation! Je me suis dit, ça y est, voilà les œuvres d’art que j’ai envie de faire et en plus elles se mangent.
Vous repartez à zéro, en Espagne cette fois?
Me voilà inscrite à l’Ecole de cuisine de Séville, dans un environnement plus proche du mien, où je me sentais bien. Durant le cursus, je suis partie en stage chez Santi Santamaria, (Can Fabes) qui faisait une merveilleuse cuisine classique – nous étions peu nombreux et travaillions comme des fous, mais il était un des rares à payer ses stagiaires… C’était dur, mais j’ai beaucoup appris. Au bout de deux ans, je suis partie chez Andoni Luis Aduriz (Mugaritz) pour voir une tout autre cuisine. Une autre année intense, qui m’a permis de rencontrer Enrique Olvera (Pujol), chez qui je vais ensuite: c’est l’époque passionnante de la «nouvelle cuisine mexicaine». Puis j’ai eu la chance d’aller au Japon, chez Seiji Yamamoto (Ryugin). J’ai tout appris des Japonais, à commencer par le respect absolu du produit. Mais c’était compliqué pour des questions de visa, je suis donc rentrée en Amérique du Sud: Virgilio Martinez m’a confié un projet à Cuzco, puis je suis devenue sous-chef à Central, ça m’a valu des voyages, notamment à New York, où j’ai rencontré le chef japonais de Massimo Bottura, qui allait devenir mon mari.
(Véronique Zbinden)