Faute de tourisme d’affaires et d’internationaux, Genève est sinistrée. Certains palaces pourraient fermer. La gastronomie devra, elle, se réinventer.
Un millier de cierges allumés sur l’esplanade du Château St-Maire à Lausanne, siège du gouvernement vaudois. Un millier de petites lueurs comme pour une veillée funéraire, symbolisant autant d’emplois menacés dans la restauration. A l’origine de cette initiative, vendredi dernier, Gastrolausanne, pour qui l’emploi ne saurait être maintenu dans les conditions actuelles. A l’évidence, «la crise n’est pas terminée et le pire est à venir», estime Gilles Meystre, citant les dernières enquêtes de Gastrosuisse, dont celle bouclée ces jours auprès de 250 restaurateurs vaudois. «A ce stade, seuls 10,7% des établissements ayant rouvert se disent rentables. Mais les chiffres qui m’inquiètent beaucoup plus ont trait aux licenciements: si 9% des restaurateurs ont licencié pendant la crise, ils sont aujourd’hui 13,5% à l’avoir fait depuis la réouverture, 15% à penser licencier et 40,6% à l’envisager "peut-être"», ajoute le président de Gastrovaud.
Les catégories les plus affectées? Les établissements hors zones touristiques et dépourvus de terrasses, ceux qui se situent en périphérie ou dans des zones de bureaux ayant opté pour la poursuite du télétravail. Mais encore? Les établissements de taille modeste, en particulier dans les grandes villes, dépendant d’une clientèle de passage. Et les chefs des palaces comptant d’ordinaire sur une clientèle arabe, asiatique ou américaine tirent évidemment la langue. A Genève, ces derniers jours, les annonces se sont ainsi succédé. La direction du Richemond a indiqué envisager une fermeture temporaire afin de limiter les pertes financières. A ce stade, le cinq-étoiles genevois a lancé une procédure de consultation auprès de ses 141 employés. L’autre jour, c’était au tour du Ritz Carlton d’annoncer la fermeture du FiskeBar et le licenciement de son chef étoilé Benjamin Breton. D’autres palaces n’ont pas rouvert leur table gastronomique.
A La Réserve, le Loti demeure fermé pour l’été, tandis que le Tsé Fung a rouvert ces derniers jours. Michel Roth, chef étoilé du Bayview est dans l’expectative. «L’hôtel President Wilson tourne très au ralenti et pour l’heure, l’Arabesque (la table libanaise) et le Bayview (étoilé) sont fermés. Nous venons de lancer un brunch le week-end, qui marche très bien et sinon, le restaurant de la piscine est ouvert avec une offre réduite. La réouverture éventuelle des tables plus ambitieuses dépendra de la fréquentation de l’hôtel et du retour des tourisme et des événements.»
«La gastronomie semble relativement épargnée par l’onde de choc, pour autant qu’elle ne dépende pas de la clientèle internationale, estime Gilles Meystre. Des enseignes telles que l’Hôtel de Ville de Crissier ou l’Hôtel de la Gare de Lucens ont bien repris, mais il faut nuancer selon le lieu, la taille et la clientèle visée.»
Genève est clairement la ville la plus touchée de Suisse, souligne le président des hôteliers genevois Thierry Lavalley: «Comme l’indique l’étude de la Haute Ecole de gestion du Valais, les faillites probables en Suisse seront de 26% d’ici à la fin de l’année, alors que ce chiffre grimpe à 38% à Genève.» Les hôtels d’affaires devraient émerger plus rapidement de ce marasme. Mais l’hôtellerie de luxe sera la dernière à sortir de la crise: il faudra attendre trois à cinq ans pour de retrouver les chiffres de 2019, selon certains experts.
L’intéressant tient sans doute au côté catalyseur des crises: «Le virus est un accélérateur de changement, note Laurent Terlinchamp. Beaucoup sont passés à la livraison et à la vente à l’emporter ; de nouveaux modèles de partenariats ont émergé. Il va falloir faire preuve d’inventivité dans ce nouveau monde pour continuer à vivre de sa passion. Avant la crise, les études indiquaient déjà que d’ici deux ans, 50% des repas seraient consommés hors lieu de production, à l’emporter ou en livraison.»
La gastronomie devra-t-elle dès lors se réinventer à l’instar du Noma de Rene Redzepi – reconverti récemment en Wine and Burger Bar – et de tant d’autres grands chefs internationaux? C’est une évidence pour la plupart des observateurs, mais le phénomène est antérieur à la pandémie, lié pour Thierry Lavalley à une lassitude du système et des étoiles. «Aujourd’hui la majorité de la clientèle a envie de se faire plaisir sans se prendre la tête.» C’est assez précisément ce que devrait faire Jérôme Manifacier. Le chef du Quai à Hermance s’apprête à reprendre également les deux espaces du Parc des Eaux-Vives, en visant une clientèle locale: une «petite brasserie sur la terrasse et à l’étage, au 82, une offre soignée mais relax».
«Pas sûr qu’on assiste à de grands changements dans le paysage gastronomique suisse, estime au contraire Urs Heller, responsable du Gault & Millau Suisse, hormis peut-être quelques réorientations de la gastronomie à la bistronomie.» Le guide paraîtra quoi qu’il en soit, comme à l’accoutumée et sans remise en question, avec juste un décalage d’un mois à la mi-novembre, «afin d’avoir suffisamment de temps pour effectuer les tests». Quant au Michelin Suisse, sorti à la veille du lockdown, il maintient sa prochaine édition en février 2021: «Les inspecteurs sont conscients des effets de la crise et ne feront pas de tests avant un retour à l’activité normale des établissements », nuance sa porte-parole Sinikka Kenklies.
(Véronique Zbinden)
Davantage d’informations:
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