Deux jours d’hiver sur la Côte d’Azur en suivant des pros de la salle qui défendent des accords qui ne sont pas sans rappeler la Belle Epoque.

Cyril Jaegle a débuté sa carrière chez Alain Chapel. (Les Vagues Studio)
Que vient-on chercher à Antibes Juan-les-Pins en hiver? Belle endormie sensuelle et secrète, entre Nice et Cannes, la destination se présente singulière et plurielle derrière ses remparts et sa station balnéaire marquée par la Belle Epoque. Ici l’art rime avec gastronomie, du refrain des oignons grillés de Sidney Bechet au gobeur d’oursin immortalisé en cubiste nostalgique par Pablo Picasso.
Pour mieux comprendre la diversité des rosés de Provence, on choisit, comme guides, des sommeliers: le jeune Julien Lecompte formé chez Alain Ducasse et le très expérimenté Cyril Jaegle, passé par les plus grands, en commençant par Alain Chapel. La parole de Cyril Jaegle réconforte en homme du nord-est de la France, il évoque sa découverte des beaux poissons du sud et la carte des vins écrite à la main chez son premier mentor Chapel. On se souvient du «Bonjour chef» qu’adressait à Crissier le regretté Benoît Violier au portrait d’Alain Chapel chaque matin. «J’aime beaucoup cette photo», confie Cyril Jaegle. Le dépaysement par la sensibilité?
Dans un esprit paquebot transatlantique, voici le cadre de travail de Julien Lecompte: La Maison de Bacon, au Cap d’Antibes. Elle propose un cocon douillet avec une vue à couper le souffle sur la Méditerranée. Cela protège de tout en ce jour pluvieux. La grande cuisine ouverte met en évidence le travail méticuleux de Nicolas Davouze, lauréat du Bocuse d’Or France en 2014. Quand on s’attable ici, tout commence par un festival de délices régionaux posés au centre de la table, rehaussé par une anchoïade puissante. Puis immédiatement après arrive la tartelette de champignons des bois persillée. Elle plaît par sa longueur en bouche. Julien Lecompte peut entrer en scène, comme pour sortir des clichés des rosés pâles, il propose un Bandol 2020, de Julien Castel «For my Dad» élevé sur des galets roulés. Les notes épicées accompagnent très bien les champignons. Une petite production de moins de 2000 bouteilles qui repose sur une structure à 75 % de mourvèdre, complétée par du grenache et du cinsault. On aime ces arômes de cerises confites, avec des effluves de tilleul et ce final étonnant sur l’orange amère.
Une nouvelle vision des rosés semble aussi préoccuper Cyril Jaegle. La rencontre se déroule dans le somptueux hôtel Cap d’Antibes Beach Hotel, on y entre presque confidentiellement. Le palace somnole, il vient de fermer ses portes pour un bon repos mérité, jusqu’en avril. Pourtant on ne pouvait s’arrêter à Antibes sans rendre visite à Cyril Jaegle, une des plus grandes figures de la sommellerie française arrivée en avril de Monaco. On attend de lui de beaux conseils sur les vins de Provence, des secrets, même… Ils arrivent. Il s’étend sur une petite appellation, Bellet, près de Nice, qui ne compte que neuf producteurs. Il s’arrête sur le travail du Clos Saint-Vincent. «J’aime le gras sur le cépage blanc rolle qui rend sa salinité digeste et leurs grands rosés de gastronomie composés à 100% de braquet très rond. Cela ne ressemble en rien au côté sec des habituels rosés de Provence.»
Cyril Jaegle, Chef Sommelier
D’un grand sommelier, on attend aussi qu’il n’écrase pas un arôme subtil comme la truffe de Provence qui recouvre un filet de bœuf Simmental. A la Maison de Bacon, Julien Lecompte choisit un Nuit Saint-Georges d’Arnaud Pelletier. Il donne une astuce: «Je ne carafe jamais un pinot noir, je l’ouvre juste une heure avant.» Et cela fonctionne les arômes de griottes et de mûres se fondent dans l’or noir du Vaucluse. On ne peut laisser les sommeliers sans leur demander un conseil d’accord avec les produits de la mer.
Julien Lecompte propose une raviole de langoustine avec un vermentino, dit aussi rolle, corse du domaine Zuria, avec une douceur d’agrume. Cyril Jaegle évoque une de ses idées: «J’aimerais associer une daurade crue avec un saké Dassai type 39, à un polissage marqué. J’aime la matière du saké, son moelleux et les histoires de terroir qu’il raconte.»

La Maison de Bacon, au Cap d’Antibes, voisine la Méditerranée. (CEDOU)
Pour digérer tous ces accords, à Antibes, on peut se réfugier dans un bar speakeasy, tel un parcours labyrinthique, dissimulé sous les montagnes d’épices du marché provençal. Depuis la légalisation de ce qu’il baptise encore avec humour le «lait de chèvre» en France en 2003, l’entrepreneur Frédéric Rosenfelder invente 100 m2 de cave dédié aux 50 absinthes françaises. A l’Absinthe Bar, il n’oublie jamais les origines du Val-de-Travers, son sous-sol empli de fontaines et de cuillers fait la magie fée verte.
Tout cela ne peut se terminer que dans la lenteur suave d’un petit déjeuner provençal, à La Villa Cap d’Antibes, dans ce joyau du jeune groupe hôtelier français La Villa. Laissons la conclusion à la Belle Epoque, de Scott Fitzgerald, dans Tendre est la nuit: «Ce fut très charmant de regagner l’hôtel en fin d’après-midi, avec la mer en contrebas, qui prenait des couleurs aussi mystérieuses que celles de l’agate et de la cornaline, dans les rêves d’enfance, plus verte que le lait verdi, plus bleue que l’eau des lessiveuses, d’un rouge plus sombre que le vin.» Antibes s’écrit ainsi.
(Alexandre Caldara)