La jeune cheffe grisonne s’est formée auprès de person-nalités originales, décrochant au passage le titre de Food Heroe, avant de revenir à son village d’origine.
On l’a vue au côté d’Oskar Marti, alias l’Oscar des herbes, à Münchenbuchsee (BE), où elle a fait son apprentissage. On l’a retrouvée à Escholzmatt (LU), où elle a passé six années auprès d’une autre personnalité atypique, Stefan Wiesner, qui lui aurait volontiers remis les clefs de son établissement étoilé. Non, la jeune femme a préféré revenir à ses racines grisonnes.
A Lohn, village grison d’à peine cinquante habitants et davantage de bovins, la jeune cheffe organise des événements culinaires où manger «en pleine conscience» dans la fermeauberge familiale. Tout est bio et local, de l’assiette aux couteaux et au brasero; les vaches gardent leurs cornes et sont nourries à l’herbe et au foin du domaine, au milieu d’un riche écosystème, à 1600 m d’altitude. Tout est transformé sur place, céréales, légumes, viandes, laitages, selon une philosophie Nose to Tail et zéro déchets. Rebecca travaille la flore sauvage et va jusqu’à renoncer au poivre, remplacer le café par des infusions maison, la cannelle ou le cacao par des plantes poussant à sa porte: «La nature est riche de tellement de parfums et de goûts, en découvrir de nouveaux me procure le bonheur d’un peintre qui découvrirait une nouvelle couleur.» De même, Rebecca fait son pain et son fromage elle-même, ainsi que des fermentations et autres conserves persos.
L’idée est de rapprocher autant que possible agriculture et gastronomie, d’amener la quintessence des Alpes dans l’assiette, dit encore celle qui trace un parcours à part dans l’univers culinaire actuel. Précédemment, elle avait impressionné son auditoire à Ljubljana, dans le cadre du European Food Summit, en évoquant sa philosophie cent pour cent naturelle. Son parcours lui a valu de nombreuses distinctions – de la victoire de son équipe lors des championnats du monde de cuisine, en 2010, au Mérite culinaire, en 2021, dont la plus prestigieuse fut évidemment le titre de Food Heroe, décerné par l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 2022. «Chaque aliment a une histoire, un territoire, une saison, que j’évoque avant de servir les plats.» Ses menus à thèmes se nomment ainsi Flora elvetica ou Rätien et racontent cette région prodigue de beautés, à travers toute la gamme de nos perceptions, les Alpes, la vallée, chaque mets étant associé à une boisson, avec ou sans alcool. Le pinot noir implanté dès l’époque romaine dans les Grisons lui inspire notamment un plat associant le cassis au cépage, proposé avec une kombucha à base des raisins de pinot séchés.
Rebecca Clopath, Cheffe de Cuisinne
Autant dire que Rebecca n’a pas attendu le trend du locavorisme ou des circuits courts. Sa démarche va très loin, impliquant aussi de faire appel à des artisans locaux pour la céramique et la coutellerie. Elle se fait aider par une petite équipe, pour s’occuper des animaux (vaches, cochons et poules), des légumes cultivés en permaculture et prône l’amour de la nature et «de tout ce qu’elle nous offre, sans considérer que cela va de soi». Cette personnalité atypique n’a jamais voulu être ab-sorbée à cent pour cent par un restaurant et avoir la même activité toute l’année. Ennuyeux comme toute routine? Miss Clopath a surtout envie de variété et n’entend pas choisir entre agriculture et gastronomie.
Elle s’est aussi lancée dans un projet visant à relancer la culture traditionnelle du chanvre, plante magique utilisée jadis dans l’alimentation aussi bien que dans l’industrie textile et pour confectionner des cordes. Au cœur de cette démarche, la réhabilitation d’une plante très ancienne, cultivée autrefois dans tout l’arc alpin, avant d’être éclipsée par d’autres cultures plus rentables. Facile à travailler en bio, Cannabis sativa fournit un apport nutritionnel remarquable en termes de protéines, d’oméga 3, 6 et 9, vitamines et sels minéraux.
La plante s’utilise intégralement, graines, fleurs et feuille; après pressage à froid de l’huile de chènevis, le tourteau s’utilise telle une farine, torréfiée ou non, mélangée à de l’épeautre pour faire du pain, voire des pâtes. Au-delà de l’anecdotique et du space cake, le chanvre a un réel potentiel, relève la cheffe: «C’est un produit très intéressant du point de vue nutritionnel et pour sa saveur. Les graines ont un goût délicieux hésitant entre la noisette et la cacahuète, avec une consistance onctueuse, crémeuse une fois moulues, qui agrémente aussi bien les desserts que des mets salés. Elles peuvent être rôties et salées pour un apéro croustillant, aromatiser des salsiz grisons et se marient très bien avec le chocolat. Laura Schälchli, créatrice des chocolats Bean to Bar La Flor, en tire de formidables tablettes.»
Rebecca Clopath consacre des ateliers et un livre de recettes à cette plante magique (Hanf Booklet, en allemand). On lui doit aussi d’autres petits recueils malins autour du pain, des plantes sauvages ou du lait. Tous les deux mois, la cheffe grisonne propose un grand menu découverte avec une dizaine de plats de saisons: elle va travailler tel jour l’os à moelle d’un cerf tiré par sa sœur, cuit à même la pierre avec de l’ortie et de la fleur de sureau, une foccacia au levain maison parfumée à la sauge, une foisonnante salade d’herbes sauvages, avec quelques boutons de pissenlit qu’elle a mis en conserve, la crème aigre de ses vaches. Des champignons du moment peutêtre, les légumes du potager. Il est toujours question ici de l’origine des saveurs, de racines et d’authenticité, de sincérité, de transparence.
(Véronique Benoit)